Stéphanie Demblon est militante pour la liberté de circulation depuis plus de 10 ans, elle travaille pour l’association Agir pour la paix avec qui elle organise des Lobby Tour dans le quartier européen de Bruxelles. Ces Lobby Tour sont une occasion de lier la question de la politique migratoire européenne avec celle du lobby de l’armement. Dans cette interview, nous avons voulu faire le point avec elle sur le rôle que joue les différents bateaux de sauvetages en Méditérannée.
Tous les lundis, devant le siège de la Commission européenne, a lieu une lecture publique d’une liste des victimes de l’Europe forteresse à laquelle tu participes. Peux-tu nous expliquer le sens de cette démarche ?
– Stéphanie : Il n’existe aucun chiffre officiel de l’Union européenne sur les migrant·e·s disparu·e·s en essayant de rejoindre l’Europe. L’agence Eurostat produit des statistiques à-peu-près sur tout, mais pas dans ce cas-ci. Ces personnes-là n’existent pas. Un certain nombre d’Ong ont donc décidé de faire le job et se sont mises en réseau. Elles rapatrient des données à partir du terrain et de la presse. Ces listes de personnes disparues reprennent, quand c’est possible de le savoir, le genre, l’âge, la région d’origine et le motif de la mort : « échoué pendant un naufrage sur la plage », « pendu dans un centre fermé en Allemagne ». Lire cette liste est une façon de présenter les résultats de la politique migratoire européenne sans faire de grande conférence compliquée sur le sujet. Elle parle par elle-même. On lit dans ces histoires les différentes politiques appliquées, le nombre de personnes tuées par des garde-côtes libyens ou turcs, le nombre de personnes décédées en essayant d’arriver sur les plages grecques… Si on fait des parallèles entre la politique migratoire européenne et les données géographiques, on peut aussi faire des corrélations et voir où se renforcent les contrôles aux frontières extérieures de l’EU, comment les points de passage se déplacent…
La Méditerranée est devenue le lieu d’une bataille navale entre différents bateaux d’Ong qui tentent de sauver des personnes en détresse et les États européens. L’Italie de Salvini a fermé ses ports et les bateaux de sauvetages se sont bien souvent retrouvés à errer en mer en attendant que les autorités leur assignent un port et que les États se décident à se répartir les migrant·e·s sauvé·e·s. Comment est-on arrivé à cette situation ? Pourquoi ce ne sont pas les autorités qui font ce boulot de sauvetage ?
– Stéphanie : Le droit européen de la mer oblige au sauvetage des personnes. Il arrive d’ailleurs que des bateaux de pêche doivent le faire, c’était communément admis. Avec ladite « crise migratoire », l’UE met en place des missions chargées de faire de la surveillance en mer avec une obligation de sauvetage conformément au droit. Les garde-côtes italiens et grecs ont sauvé les personnes pendant tout un temps. Au début les bateaux d’ONG étaient là seulement pour aider à la surveillance, ils indiquaient aux garde-côtes italiens la position des embarcations en danger afin qu’ils viennent les aider. C’était ça leur rôle. Dans les cas les plus compliqués, les ONG avaient appris à faire les premiers gestes de secours. Ce sont les garde-côtes italiens qui leur ont appris à faire des sauvetages, mais aujourd’hui ces mêmes garde-côtes ont reçu comme ordre d’empêcher les sauvetages. L’obligation de secours s’est atténuée au fil du temps pour des raisons politiques.
Depuis 2016, l’UE a conclu des accords avec la Turquie puis ensuite avec la Libye. Et avant, il y avait déjà depuis une dizaine d’années des accords pour externaliser le contrôle des frontières extérieures de l’UE (le premier ayant été entre l’Espagne et le Maroc, la barrière de Ceuta et Meilla). D’une certaine manière, ces pays doivent retenir les migrant·e·s à tout prix, on ferme les yeux et on donne de l’argent. L’Union forme les garde-côtes libyens qui sont appelés des trafiquants par un certain nombre de parlementaires européens. En mars 2019, le ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, refuse que l’on prolonge l’opération SOFIA (une opération militaire qui a sauvé 45 mille personnes). L’Italie a dit : nous on veut bien continuer la surveillance en mer avec des avions, des drones, des radars, que l’on continue à former les garde-côtes libyens, mais on exclut que l’on envoie des bateaux. Aujourd’hui, il n’y a donc plus aucun bateau « officiel » qui fait du sauvetage. S’il n’y a pas des bateaux comme l’Ocean Viking qui a pu retourner en mer quand l’Italie a changé sa politique, il n’y a personne et les gens meurent. Les Ong n’avaient pas vocation à faire ce qu’elles font aujourd’hui. On a supprimé les bateaux de sauvetage et elles ont pris le relais, un relais presque épidermique face à une situation dramatique.
Peux-tu nous décrire comment ces ONG opèrent en Méditerranée ?
– Stéphanie : En 2016, face à une situation humanitaire catastrophique, Greenpeace s’est associée avec Médecin Sans Frontière (MSF) pour patrouiller aux alentours de l’île grecque de Lesbos. Greenpeace a prêté ses bateaux et son expertise en termes de navigation dangereuse, sauver des gens en pleine panique ce n’est pas facile. MSF a, quant à lui, un réseau important qui a assez bien fonctionné, ils font beaucoup de travail invisible. Quand tu as 400 personnes à bord de ton bateau qui n’en peuvent plus d’attendre et qui veulent se jeter à l’eau, tu as besoin de lobbying pour accélérer les choses. Il y a une procédure à respecter pour le sauvetage de personnes. Les Ong doivent informer les autorités responsables de la zone dans laquelle le sauvetage a lieu. Il y a les eaux territoriales qui appartiennent aux pays (ex : les eaux libyennes s’arrêtent à 12 miles des côtes) et les eaux internationales qui ont été divisées en zones. Il y a une zone italienne, maltaise, libyenne,… C’est toujours vers les autorités de cette zone que se fait le premier contact après un sauvetage. Et ce sont ces mêmes autorités qui doivent coordonner la suite (où débarquer les gens, les évacuations pour urgence médicale,…). Parfois elles ne répondent même pas aux ong. Alors les ong prennent contacts avec d’autres pays etc… Il n’y a pas que de grosses Ong. Celle du bateau de la capitaine Pia Kemps a été créée par de jeunes Allemand·e·s qui ne supportaient plus la situation et qui se sont dit : « Si on n’a pas la capacité politique pour faire changer la politique de l’Europe, sauver des vies ça on peut le faire ».
Elles communiquent bien et produisent beaucoup de vidéos, de la pédagogie ; elles utilisent Facebook et Twitter pour transmettre les infos. Cela aide à mobiliser l’opinion et à créer de la pression. Lorsque Carola Rackete a forcé le blocus pour entrer dans les eaux italiennes et accoster, dans les deux jours, le Sea-Watch a récolté des millions d’euros. Le public n’a pas eu de doute sur l’utilisation de l’argent. Pour les plus gros bateaux de sauvetage, un jour en mer c’est 14 000 euros. Les équipages sont bénévoles, mais il y a le matériel, l’entretien du bateau, le carburant, les autorisations administratives, tout ça a un coût. Plusieurs petites Ong communiquent sur le fait qu’elles ne pourront retourner en mer que quand elles auront les fonds.
Pourquoi ces Ong se refusent-elles de ramener les personnes sauvées en Libye ? Quelle est la situation des migrants là-bas ?
– Stéphanie : La Libye est un pays de transit à partir duquel les migrant·e·s partent vers l’Europe. Ce pays a un accord avec l’UE pour retenir les migrant·e·s mais aussi pour aller les rechercher en mer quand bien même ils seraient dans les eaux internationales. Ces personnes se retrouvent ensuite dans des camps. MSF y a accès uniquement la journée. Le soir, il n’y a aucune sécurité. Il y a des viols, des gens sont vendus comme esclave, les passeurs sont légion. Il y a déjà eu des affrontements en mer entre les garde-côtes et les bateaux d’Ong qui se refusent de ramener les personnes en Turquie, en Lybie et aussi en Tunisie parce que les migrants sont directement renvoyés vers la Libye. Les autorités européennes sont au courant de cette situation, elles ne peuvent le nier, mais elles le justifient. Il y a un vrai système de criminalisation mis en place avec le renforcement des frontières extérieures de l’Union. C’est le corollaire de l’espace Schengen : notre liberté, c’est leurs morts. Ce sont les migrants qui payent le fait que nous pouvons circuler librement en Europe.
Pia Klemp et Carola Rackete, deux capitaines de bateaux, ont été fortement médiatisées après avoir été arrêtées par les autorités italiennes qui les accusent de favoriser l’immigration illégale. Face à la criminalisation des opérations de sauvetage, la désobéissance est-elle aujourd’hui nécessaire pour sauver des vies ?
– Stéphanie : Début juin 2019, Carola Rackete est à la commande du Sea-Watch 3 et elle recueille 53 personnes à la dérive sur un canot. Elle reçoit l’ordre de les débarquer à Tripoli. Elle refuse et se dirige vers la petite île italienne de Lampedusa. Au bout de 17 jours bloqués en mer, les médecins à bord lui disent que des personnes vont se suicider, qu’ils n’ont plus la possibilité d’assurer la sécurité des personnes. Comme capitaine elle décide de désobéir. L’équipage est fatigué, ils ne dorment pas depuis plusieurs jours. Elle demande l’aide des garde-côtes italiens pour accoster à Lampedusa, de peur de faire une manœuvre dangereuse. Elle ne reçoit pas d’aide, mais un bateau vient se mettre devant le Sea-Watch et le quai. Les garde-côtes vont jusqu’à porter plainte pour tentative de meurtre. Aucune Ong n’a calculé de forcer le blocus. Il y a des conséquences importantes, les bateaux se retrouvent sous séquestre et ne peuvent plus opérer. L’équipage lui risque de la prison ferme et des amendes importantes pour trafic d’être humain. Le système est fait pour que les personnes ne soient pas sauvées, ce ne sont pas des accidents, c’est le résultat de choix politique. Les Ong ont pris le relais des autorités et sont devenues un acteur de changement, un réel acteur politique.
Après le départ de Salvini et le changement de gouvernement en Italie, comment va évoluer, selon toi, la situation ?
– Stéphanie : C’est du coup par coup, l’Italie a ouvert récemment ses ports pour accueillir par deux fois le bateau Océan Viking. Il y a eu un sommet européen à Malte et l’accord n’est pas très positif. En résumé, il y a un mécanisme de répartition temporaire des migrants. On pourrait penser que l’on progresse, que c’est les prémices d’un accord européen global. Pourtant, quand on lit les quelques pages de cet accord, on apprend qu’on ne remet pas de bateaux sur les eaux, que l’on renforce la surveillance aérienne pour repérer les bateaux, mais surtout que les Ong n’ont plus accès aux données des embarcations en détresse alors que c’était le cas avant. Dorénavant, il n’est plus possible pour les bateaux d’aller sauver des personnes sauf s’ils ont eux-mêmes les infos. Les Ong ont donc mis en place plusieurs choses : elles se sont équipées des drones, elles se partagent les infos et ne se mettent pas en concurrence. Elles se basent aussi sur les infos de Watch The Med Alarm Info et qui a mis en place un numéro de téléphone d’urgence. Ils ont trouvé la possibilité de diffuser ce numéro dans les lieux de départ et les migrants peuvent prévenir de leur localisation sur leur embarcation. On est dans une situation où contre le pouvoir, on doit tout le temps mettre en place de nouvelles stratégies pour sauver des vies en mer.
Autour des enjeux de la migration, l’extrême droite et les mouvements populistes se font beaucoup entendre. À les écouter, on a l’impression que l’Europe ne fait rien, or par rapport à ce que tu nous expliques, on a plutôt l’impression qu’ils sont déjà au pouvoir et qu’ils appliquent leur programme. Pourquoi est-il si compliqué de révéler la nature d’une politique aussi déshumanisante ?
– Stéphanie : On ne s’intéresse pas à la politique européenne de façon classique or les infos sont publiques, on ne va pas les chercher dans les poubelles. Lors des Lobbys Tours, il y a des étudiants en relation internationale qui ont du mal à définir le rôle de la Commission européenne. C’est pourtant la Commission qui tient le jeu politique. Le secteur sécurité défense fait aussi du lobbying sur la question des frontières. Il y a beaucoup d’argent en jeu. Des personnes profitent de cette situation et on considère que c’est normal qu’elles soient dans les groupes d’experts liés à la Commission, à l’Agence européenne de défense. Ces acteurs là prônent toujours plus de sécurité et obtiennent toujours plus d’argent et de subside. En juin 2018, la Commission a proposé de tripler les financements au renforcement des frontières pour atteindre 34,9 milliards d’euros contre 13 milliards d’euros au cours de la période précédente. Il faut écouter ce que disent les institutions européennes, leurs discours officiels : les migrants, les terroristes et les trafiquants de drogue se retrouvent tous dans le même sac. C’est ce discours officiel que régurgite ensuite la presse et que le public finit par intégrer. Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’à un moment donné on parle dans un article de la RTBF à propos des agents de Frontext de « terrains de chasse » ? Quelles images met-on dans la tête des gens ? À chaque fois on fait un pas en plus. Ça, c’est la réalité. L’Europe a été la première à désigner les ONG qui sauvent des vies comme des ennemis.