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Ce cauchemar qui n’en finit pas, interview avec Pierre Dardot

Pierre Dardot est philosophe et chercheur à l’Université Paris-Nanterre. Avec le sociologue Christian Laval, il anime le groupe d’études et de recherche «Question Marx». Ils ont publié ensemble plusieurs livres ( La nouvelle raison du monde, Commun – Essai sur la révolution au XXIe siècle, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Ses recherches sur la nature du néo-libéralisme et des communs peuvent nous aider à mieux appréhender la complexité des enjeux globaux et à définir des pistes d’actions et de sortie du capitalisme. Nous l’avons interviewé ce mois de novembre à l’occasion d’un séminaire de l’ULG sur les territoires en luttes.

Néolibéralisme & réformisme


Pourquoi est-il si difficile d’en finir avec ce type de politique que l’on qualifie de néo-libérale malgré tous les dégâts que l’on peut observer ?

P. Dardot : Le néo-libéralisme s’incarne dans des programmes politiques défendus par des partis, mais ce n’est pas que cela. Il y a des partis qui se réclament ouvertement de celui-ci, mais ils ne sont pas beaucoup et la plupart du temps, ils font des politiques néolibérales, mais sans s’en réclamer ouvertement.

Le néo-libéralisme est essentiellement un mode de gouvernement des hommes qui établit partout où il le peut des situations de concurrence.

A travers la surveillance et surtout l’autocontrôle, on incite les sujets à se conduire comme des entreprises. Une entreprise publique française qui était une sorte de modèle, EDF, a intégré elle-même les méthodes de gestion managériale. Ces mécanismes d’incitation qui servent à orienter la conduite des individus ont été testés pour être ensuite étendus.

On est à l’opposé de ce scénario imaginaire où l’État est assiégé par le marché, ce n’est pas comme ça que le néo-libéralisme s’est infiltré à toutes les sphères de la société. D’ailleurs, l’alternance droite-gauche ne met pas du tout fin à ce mode de gouvernement, on s’en aperçoit aussi bien en France qu’en Belgique, que dans d’autres pays. Les équipes des différents partis peuvent se succéder, mais le fond de la politique ne change pas. C’est ce qui a frappé beaucoup de gens qui n’avaient pas cette idée au départ, qui se disaient : « Il va suffire de porter une équipe de gauche au pouvoir pour qu’il rompe avec ça ». Cela été totalement illusoire, aussi bien en Europe qu’en Amérique latine.

On a parlé un moment de dépassement du néo-libéralisme par des politiques menées à la tête de certains États comme le Brésil, l’Équateur. Mais il n’a pas été dépassé du tout, il a été plus ou moins atténué dans les chocs qu’il produisait sur les populations à travers des dispositifs de filet de sécurité. Ces gouvernements n’ont pas remis en cause le mode de gouvernance en lui-même. La lutte contre le néo-libéralisme doit s’inscrire dans la longue durée, les militants et les activistes ne doivent pas entretenir d’illusion là-dessus.

Vous décrivez un cadre assez fermé au niveau des possibilités de changement, est-ce que des politiques réformistes sont encore possibles ?

P. Dardot : Les politiques réformistes qui consistent à conquérir l’État pour s’en servir comme levier de transformation de la société, ça c’est mort. Je le dis de manière extrêmement nette, pour une raison très simple, l’État, lui-même, s’est transformé. On fait souvent comme si c’était un instrument neutre qui pouvait être employé dans différents sens. L’État est complètement transformé du point de vue de son régime interne. Et cela n’est pas sans incident sur la façon dont on peut s’en servir. Souvent les gens qui arrivent au pouvoir sont d’emblée assez vite pris par la logique interne de l’État qu’ils ont conquis. De plus en plus de politiciens avouent qu’ils sont impuissants, qu’on ne peut pas faire grand-chose. Ces éléments sont invoqués en guise d’excuses par des gens qui font des promesses pour se faire élire, c’est dramatique. Il y a d’ailleurs un retour de bâton assez dur de la part des électeurs. Les partis sociaux-démocrates se sont effondrés, ils n’ont plus la marge de manœuvre qu’ils pouvaient avoir avant, et cela mine leur crédibilité auprès de leur propre électorat. C’est la logique qui est enrayée, cette logique qui consistait à imposer un rapport de force pour pouvoir arracher quelque chose dans des négociations. Quand vous êtes devant un bloc qui précisément ne veut pas négocier, les choses deviennent compliquées.

Un des effets du néolibéralisme est d’avoir réduit considérablement, en une peau de chagrin, l’espace qui était celui du réformisme social-démocrate « classique ».

Après la crise financière et mondiale de 2008, on n’aurait pu penser qu’un changement de cap allait être mis en place, qu’on allait faire marche arrière vis à vis des politiques néo-libérales, cela n’a pas été vraiment le cas.
Il n’y a pas eu de marche arrière, mais plutôt une radicalisation. Juste après la crise de 2008, Sarkozy a fait des annonces, il fallait absolument reformer, moraliser le capitalisme. Cela a duré 6 mois. Le néo-libéralisme met à profit les crises pour aller toujours plus de l’avant dans l’imposition d’un certain nombre de normes. Il exploite les crises, celles-ci ne l’affaiblissent pas alors qu’on pourrait avoir cette impression. Du point de vue de la légitimé, il en prend un coup, c’est indéniable. Mais ce n’est pas parce que les politiques néo-libérales vivent une crise de légitimité que pour autant elles ne peuvent se saisir de l’opportunité que constitue la crise pour accélérer le rythme des réformes.

Autoritarisme & révolte populaire


On peut observer en ce moment une vague de révoltes populaires contre des gouvernements qui n’hésitent plus une seconde à utiliser un niveau de violence assez inouïe contre leur propre population, vivons-nous une phase autoritariste du néo-libéralisme ?

P. Dardot : C’est ce qui se passe, en partie, en France. Macron essaie d’avoir de la continuité dans son mode d’action à travers des biais parfois surprenants. Avec les gilets jaunes, il a combiné un mode hyper répressif et un simulacre de démocratie participative avec les fameux grands débats, en s’appuyant sur les maires. C’est un pouvoir qui s’est montré capable de rejouer la carte des maires alors que pendant un an il les avait totalement méprisés au point de leur retirer de l’argent massivement.

On est face à une combinaison à la fois déroutante et subtile : d’un côté Castaner, le visage de la brute épaisse, que certains ont appelé l’éborgneur en chef, et puis de l’autre côté, on a ce simulacre de démocratie. Il faut faire attention aux formes que ce mode de gouvernement des hommes peut prendre, on n’est pas au bout de nos surprises. Il faut se préparer à ça, essayer de ne pas être désorienté.

Il y a toujours eu une dimension autoritaire au néo-libéralisme. Aujourd’hui, dans un pays comme le Chili, la police et l’armée retrouvent des postures et des attitudes qui avaient été les leurs pendant la dictature de Pinochet. Piñera, l’actuel président du Chili est la parfaite incarnation de ce néo-libéralisme autoritaire. Au Chili, il y a maintenant plus de 45 morts, 120 disparus, des cas de torture et de viols dans les commissariats. Des jeunes, souvent sans-emplois sans travail, se sont soulevés face à ce gouvernement suite à la hausse du ticket de métro, en particulier aux heures de pointe. Le ministre du Transport a déclaré que les jeunes feraient mieux de se lever plus tôt pour prendre les transports quand ça coûte moins cher, c’est terrifiant. L’opposition à Pignera représente quelque chose de plus qu’un mouvement social aux sens traditionnels du terme. À partir du moment où les gens n’en peuvent plus, où le couvercle de l’oppression fait que cela bouillonne à l’intérieure et que cela explose, ça prend une forme émeutière et cela me paraît de nature à pouvoir instaurer un rapport de force différent. Pignera a qualifié les manifestants de criminels organisés, de délinquants. C’est une déclaration de guerre à sa propre jeunesse.

Municipalisme et décentralisation


Quelles pistes de sorties proposez-vous alors pour sortir de ce cauchemar ?

P. Dardot : On ne peut plus se contenter du cadre actuel, il faut créer de nouvelles institutions. Certains essaient d’investir encore les institutions actuelles. Par exemple, le municipalisme est en vogue en Espagne. Ce n’est pas une voie qu’il faut fermer a priori, au contraire, mais il faut être capable, de réfléchir à ce que cela implique comme enjeux. Il faut faire attention à ne pas miner l’alliance nécessaire avec ceux à qui l’on doit sa victoire. On rencontre ce problème à Barcelone dirigé par Barcelona en Comú. La maire de Barcelone, Ada Calau, était une activiste du logement et maintenant elle est au pouvoir avec d’autres. Les liens se sont relâchés et fatalement, les institutionnelles font des choses qui déplaisent aux militants. Ils doivent trouver une manière de gouverner qui renforce les mouvements sociaux, si désagréable que cela puisse paraître pour celui qui est dans la municipalité. Les municipalistes doivent pouvoir s’appuyer sur les mouvements pas seulement pour soutenir leurs mesures, mais pour créer une dynamique ou les acteurs et les activistes peuvent peser dans les décisions et dans les orientations de la politique municipale. C’est un des gros problèmes posés par le municipalisme aujourd’hui. Il y a à la fois beaucoup de virtualité, de promesses, de possibilités et en même temps un danger.

On n’investit pas des institutions pour les investir, on les investit pour les transformer.

Comment le faire ? À l’intérieur de la municipalité, il y a une logique d’inertie terrifiante, les gens de Barcelona en Comú s’en sont rendu compte. Il faut donc que l’on soit capable de désenclaver l’administration municipale en faisant en sorte qu’elle puisse s’appuyer sur ces citoyens et que ceux-ci puissent prendre part à des décisions qui les concernent.
J’ai rencontré le maire de Valparaiso au Chili, il a été élu avec 60 pour cent de voix, très inspiré par les démarches de type municipaliste. Il m’a expliqué qu’il faisait extrêmement attention à la façon dont les quartiers devaient constituer l’assise de l’autogouvernement municipal. Il considère que dans les quartiers les gens sont dépositaires d’une mémoire locale qu’il faut entretenir, prendre soin et sur laquelle il faut s’appuyer. Avec le municipalisme, il y a des leviers d’actions sur lesquels on peut jouer, mais c’est toujours dans l’optique de renforcer les mouvements sociaux dans leur propre autonomie y compris à l’égard de la municipalité, ou sinon, de mon point de vue cela n’est pas beaucoup d’intérêt.

Les municipalités font partie de territoires nationaux plus grands dont l’orientation leur échappe. Le municipalisme ne peut pas être la seule voie ?

Le municipalise ne suffit pas et je pense qu’on ne peut pas vouloir transformer le territoire administratif de la municipalité en un territoire autogéré, sans tomber dans une douce vue de l’esprit. Par contre, je crois profondément à l’idée qu’on puisse aller au-delà du local en partant du local sans passer par des formes de centralisation à l’échelle de l’Etat-nation. On a besoin de trans-localisme pas de l’inter-communalisme où on reste prisonnier des découpages administratifs.

Le municipalise ne suffit pas et je pense qu’on ne peut vouloir transformer le territoire administratif de la municipalité en un territoire autogéré, sans tomber dans une douce vue de l’esprit. Par contre, je crois profondément au trans-localisme. C’est l’idée qu’on puisse aller au-delà du local en partant du local sans passer par des formes de centralisation à l’échelle de l’État-nation. C’est un gros défi. Cela implique de s’allier à d’autres municipalités et d’ouvrir par-delà le rapport transnational. C’est un des aspects les plus intéressants de la réunion en 2017 à Barcelone « Fearless cities », les cités sans peur. Cela permet de désenclaver. Ce qui me parait intéressant c’est de pouvoir constituer une alliance durable avec d’autres municipalités qui ont des projets analogues comme Naples où il y a un maire qui a municipalisé la gestion de l’eau et où il y a un mouvement des communs assez fort. Je vais prendre un exemple concret pour illustrer mon propos. Airbnb est une plaie pour les villes. La municipalité de Barcelone a infligé deux amendes de 600 000 à la startup, mais cela n’a pas suffi pour les contraindre à donner l’emplacement de toutes les locations. On tape dans le portefeuille, mais cela ne les prive pas de tout moyen d’action. Tant que l’on ne connaît pas l’emplacement global des locations, c’est difficile d’agir sur le tissu urbain or c’est ça qui est important. On a plein de bonne intentions, mais on bute sur des situations comme celle-là. C’est avec des alliances entre plusieurs villes que le rapport de force peut être établi.

On est ici dans une démarche différente du réformisme dont on a parlé plus haut. Je pense à quelque chose qui relèverait du fédératif (pas du fédéralisme, on sait bien en Belgique que ça peut être aussi un mode de domination). La construction par en bas d’un certain nombre de réseaux qui débordent et excèdent le local. Construire par en bas. Le fédéralisme belge, canadien, américain s’est construit par en haut, avec une dimension bureaucratique très présente.

Nous avons besoin d’institutions nouvelles pour fédérer les communs, mais pas au sens étatique du terme.

Communs & collectif


À propos des communs, vous avez produit un travail théorique assez imposant sur cette question, comment les définissez-vous ?

C’est important de tout de suite dire ce que les communs ne sont pas pour nous. Dans la théorie économique néo-classique, le commun est un bien au sens économique du terme avec des critères qui permettent de le différencier des biens publics et des biens privés, et l’enjeux est de savoir comment on exploite cette ressource. Le juriste italien Stefano Rodota a quant à lui donné une définition des biens communs, les « bene comuni », en tant que choses, certes, mais utiles à la personne pour la satisfaction de ses besoins et pour l’exercice de ses droits fondamentaux. C’est une définition beaucoup plus politique. Mais cela exige d’enjamber, si on pose le problème en termes de droit, les divisions très anciennes entre droit privé et droit public. Cette division est écrasante. Il y a d’un côté le public, l’État qui personnifie l’intérêt général, et de l’autre côté le privé, les intérêts des particuliers. Le privé relève de quelque chose d’opposé ou qui n’a pas de liens directs avec l’intérêt général or c’est une partition qui est totalement ruineuse. Les biens communs essaient de surmonter cette division funeste en proposant quelque chose qui relève de ce que j’appellerais un public non étatique.

Dans Communs, avec Laval, nous évitons de parler de biens communs, on parle de commun. Une ressource que l’on exploite en commun, cela ne fait pas un commun. On veut dépasser ce rapport propriétaire à la ressource. Ce n’est pas comme ça que l’on voit les choses.

On pense que le commun a un caractère d’emblée relationnel, c’est une relation vivante entre un collectif d’acteurs humains et d’autre part une réalité qui peut être artificielle (un bâtiment, un quartier) ou naturelle. Cela peut être des choses très différentes.

Nous considérons que dans le commun, il y a cette notion d’obligation, de co-obligation, une responsabilité pensée comme un lien à l’égard d’une réalité naturelle ou artificielle prise en charge. Cela requiert un sentiment de réquisition, on doit se sentir requis par la réalité que l’on prend en charge. Ce sentiment d’obligation à l’égard de ce que l’on prend en charge permet le développement d’une certaine forme d’amitié politique entre les acteurs humains eux-mêmes. Si ce sentiment de dépendance vis-à-vis de quelque chose qui est vulnérable et qui requiert notre soin se perd, à ce moment-là, l’amitié politique entre les acteurs du collectif humain va elle-même se déliter et se perdre en même temps que le commun.
En Argentine, j’ai rencontré des gens d’une coopérative « El CorreCamino », ce sont des cartoneros, ils ramassent des cartons dans les rues et fabriquent ensuite des objets pour les vendre. Une personne avec laquelle je discutais m’a dit : « Ce que nous on propose, c’est un service public. On accomplit à l’échelle de la ville un service public, mais en même temps on est autonome à l’égard de l’état, on ne reçoit aucune subvention. On fait le travail, on est organisé en coopérative et on le fait pour toute la communauté ». C’est une définition magnifique du commun.

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