Est-ce que je me sens Africain ?

Réflexion sur l’identité et les multiples héritages d’un enfant d’immigré.

Introduction : La question d’où je viens et celle qui me touche vraiment

« Tu viens d’où ? » Une question si fréquente pour les personnes racisées qu’elle en devient presque un automatisme. Je ne vais pas m’étendre sur cette interrogation, bien qu’elle révèle beaucoup sur les perceptions d’identité. Aujourd’hui, je veux plutôt répondre à une question qui me bouscule davantage. Une question posée, non par ceux qui doutent de mon appartenance ici, mais par d’autres militants panafricains noirs : « Est-ce que tu te sens Africain ? »

Cette question n’est pas posée sans raison. Elle vient d’une frustration, d’un sentiment d’injustice, et d’une quête légitime de solidarité. Ces militants, qui portent les luttes historiques et actuelles des peuples africains, cherchent à comprendre où se situent les enfants de la diaspora nord-africaine dans ces combats. Leur question met en lumière des fractures, mais aussi une nécessité de dialogue. C’est une interrogation complexe, à laquelle il serait tentant de répondre en explorant toutes les facettes de l’identité africaine et ses tensions. Mais avant d’aller plus loin, je dois préciser ce dont je ne parlerai pas ici.

Je ne parlerai pas du racisme en Afrique du Nord, bien que ce soit un point de départ crucial pour toute discussion sur ce que certains appellent « les Arabes » et leur place dans l’identité africaine. Je ne parlerai pas non plus des identités amazighes, qui sont pourtant centrales dans l’histoire et la culture du Maghreb. Cet oubli collectif autour de la réalité des peuples amazighs mérite une réflexion à part entière. Enfin, je ne remettrai pas en question les catégorisations de « Nord-Africains » et « Subsahariens », bien qu’elles soient le fruit d’une histoire coloniale et politique qui mérite d’être déconstruite. Ces sujets sont vastes, complexes, et exigent un espace propre. Mais il y a une autre raison pour laquelle je choisis de ne pas m’y aventurer ici : je veux parler avec candeur. Plonger dans ces débats risquerait de détourner l’attention de ce que je souhaite réellement partager dans cet article.

Aujourd’hui, je veux parler de mon lien à l’Afrique à travers l’histoire de mon héritage familial, et de la complexité de mon identité en tant qu’enfant d’immigrés.

Mon héritage : un homme blanc du côté de la justice

Mon grand-père était un homme blanc. Européen, né en Hongrie, il portait en lui tout ce que l’histoire et les sociétés auraient pu transmettre à un homme de son époque : les préjugés, la supériorité implicite d’un empire colonial, et une armée construite pour asservir.

Et pourtant, son parcours brise tous ces schémas. Mon grand-père a été envoyé par la Légion étrangère française dans les endroits les plus reculés et violents d’Algérie. Là-bas, dans cette guerre coloniale, la torture systématique était une arme, et la déshumanisation des Algériens, une doctrine.

Mais malgré le contexte, malgré le racisme qu’il aurait pu assimiler, mon grand-père a pris une décision inattendue et radicale. Il a vu l’injustice, il l’a reconnue, et il a choisi de la combattre. Il a déserté l’armée française pour rejoindre les rangs de la résistance algérienne. Pourquoi ? Cette question me hante parfois. Peut-être était-ce son honneur. Peut-être était-ce sa passion pour la justice. Peut-être les deux. Ce que je sais, c’est que cet homme, né dans un pays lointain et envoyé pour briser une révolte, a versé son sang pour une terre qu’il ne connaissait pas et qu’il n’avait aucune raison d’aimer au départ.

Après la guerre, il a fait un autre choix tout aussi fort : il a décidé de rester en Algérie. Ce pays, qu’il avait découvert dans la violence et la guerre, est devenu sa maison. Il a participé à sa construction, voyant dans son indépendance non seulement une cause pour laquelle il avait combattu, mais une vie qu’il voulait contribuer à bâtir. Il y a vu ses frères d’armes tomber, et c’est aussi là qu’il a vu naître ses enfants. Il y a vécu jusqu’à la fin de ses jours.

Quand je pense à mon grand-père, une anecdote me revient toujours en mémoire. Un jour, il s’est disputé avec ma grand-mère — elle-même résistante, mais cela est une autre histoire à raconter. Ma grand-mère était furieuse parce qu’il refusait de prendre sa pension de Moudjahid, la pension allouée aux résistants de l’occupation française.

Il lui a répondu avec une conviction inébranlable : « Je n’ai pas combattu pour l’argent. J’ai combattu pour la liberté de mon pays. » C’est cette phrase, simple mais puissante, qui résume pour moi l’homme qu’il était.

L’histoire algérienne et ses cicatrices : entre nation et héritage familial

L’histoire de l’Algérie est celle d’une terre constamment contestée, une nation en devenir qui a vu ses ressources, son peuple, et son identité appropriés par des oppresseurs successifs. Pendant des siècles, cette terre a été sous domination ottomane, espagnole, et finalement française. Ces puissances ont laissé leur empreinte, mais aussi des blessures profondes.

L’indépendance de 1962 n’a pas seulement été une libération politique ; elle a marqué une rupture. Les colons européens, qui formaient une part importante de la population urbaine, sont partis en masse. Certains, par rejet d’un État algérien indépendant, d’autres, par peur de représailles ou d’un avenir incertain.

Malgré cela, l’Algérie a assumé son rôle de nation panafricaine et solidaire. Elle a tendu la main aux mouvements de libération d’Afrique subsaharienne, accueilli des figures révolutionnaires, et pris des positions fermes en faveur de l’anticolonialisme sur la scène internationale.

C’est dans ce contexte de reconstruction qu’a évolué mon grand-père, Mustapha. Ou plutôt, comme ses camarades de guerre l’appelaient souvent : « l’Allemand ». Ce surnom, à la fois affectueux et curieux, lui venait de son origine européenne. Pour eux, il représentait ces autres Blancs qu’ils avaient affrontés ou croisés durant la Seconde Guerre mondiale. Entre un Hongrois et des Algériens unis par le même désir de liberté, quelques mots d’allemand, appris ici et là, suffisaient parfois à communiquer.

(Il faudrait plusieurs livres pour raconter ces anecdotes, mais je referme ici cette parenthèse pour revenir à l’essentiel.)

En 1967, dans cette Algérie marquée par les luttes mais pleine d’espoir, Mustapha et ma grand-mère ont eu une fille : ma mère.

La génération d’après : ma mère dans une Algérie en construction

Ma mère est née dans une Algérie où tout était à faire. Il fallait reconstruire des institutions, bâtir une économie indépendante, et unir un peuple divers. Mais cette période était aussi marquée par des violences internes, des attentats terroristes, et des tentatives de coups d’État. Pourtant, malgré ce contexte difficile, ma mère garde des souvenirs paisibles de son enfance. Elle parle d’une époque où l’espoir et la solidarité étaient omniprésents, même si la vie était loin d’être simple. C’est à travers elle que j’ai appris à voir mon grand-père sous un autre jour. Jusqu’à mes 13 ans, je ne voyais en lui qu’un Algérien comme un autre. Il parlait la langue, vivait pleinement la culture, et je n’avais aucune raison de douter de son identité.

Ce n’est qu’en 2007, lors de l’élection de Nicolas Sarkozy en France, que ma perception a changé. Nous étions autour de la table, et ma mère, avec son humour habituel, a dit en riant :
« Regardez, c’est mon cousin ! »

Mes frères et moi étions interloqués :
« Comment ça, ton cousin ? »

Elle a répondu en souriant :
« Oui, Bouya (son père) est Hongrois, à la base. »

C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que mon grand-père était blanc. Jusque-là, je n’avais aucun doute : c’était un Algérien, un homme de cette terre.

Plus tard, j’ai eu une conversation marquante avec lui. Il m’a expliqué que ma fratrie et moi avions des origines tatares, et il souhaitait que nous renouions avec sa famille en Hongrie. Cette famille, qui l’avait longtemps cru mort, avait perdu tout contact avec lui pendant des décennies. Un jour, il a réussi à retrouver sa sœur. Lorsqu’ils se sont parlé pour la première fois depuis des décennies, elle était stupéfaite qu’il se souvienne encore de sa langue natale. Cette mémoire, intacte malgré le temps et la distance, était peut-être le seul lien qu’il avait conservé avec son passé hongrois. Et pourtant, Mustapha n’a jamais mis cette part de lui en avant. Ce n’est qu’au crépuscule de sa vie qu’il en a parlé, comme pour fermer un cercle. Pour lui, l’essentiel n’était pas d’où il venait, mais ce qu’il avait choisi : l’Algérie, ses combats, et sa famille.

L’identité des enfants d’immigrés : entre défense, malice et appartenance

On me renvoie souvent à mes origines, et cela ne vient pas seulement des personnes blanches. Parfois, je suis Tunisien. Parfois, Marocain. Mais rarement Algérien.

Essayer de deviner l’identité d’un Nord-Africain, c’est un peu comme jouer aux fléchettes. Si on n’y connaît rien, on lance des suppositions sans réelle conviction. Si on a des connaissances superficielles, on s’appuie sur des stéréotypes innocents, mais souvent maladroits. Et il y a la troisième option : refuser le doute et affirmer, avec aplomb, des généralités comme : « Vous, les Marocains, vous faites toujours comme ça. »

J’ai appris à naviguer dans ces projections, parfois en souriant, parfois en jouant le jeu. Parfois, je m’amuse. Je dis à mes camarades ou amis, avec un air faussement sérieux : « Je ne suis ni Arabe, ni Africain. Je suis un Blanc ! Je suis Belge, d’origine Austro-Hongroise. Et franchement, je dirais même que je suis plus Européen que Sarkozy ou Marine Le Pen. »

Cette provocation légère, teintée d’humour, me permet de brouiller les pistes, de jouer avec les étiquettes qu’on voudrait me coller. Cela déstabilise, amuse ou fait réfléchir. Car, au fond, pourquoi pas ? Si l’identité se résumait à une histoire de sang, de territoire ou de culture, mon arbre généalogique ferait de moi un Européen plus « authentique » que bien des figures politiques qui s’érigent en gardiens de l’identité continentale.

Mais derrière cet humour se cache une réalité plus profonde. Je vais fonder une famille ici, en Europe, avec mon épouse née ici. Et probablement, c’est ici que je finirai mes jours.

Quand ce moment viendra, je sais que j’aurai besoin que mon corps soit enterré ici, sur cette terre. Pas par rejet de mes origines, mais pour que mes enfants, et peut-être mes petits-enfants, puissent venir me rendre visite facilement.

Souvent, quand je vois dans les yeux de mon interlocuteur qu’il est persuadé que je suis Marocain ou Tunisien, je ne le corrige pas. Je lui offre la satisfaction d’avoir « bien deviné », tout en espérant avec amusement qu’il ne me posera pas trop de questions sur la ville dont ma famille viendrait au Maroc ou en Tunisie.

Il y a une forme d’absurdité dans ces échanges. Ces identités nord-africaines sont tellement mêlées dans l’imaginaire collectif que, même lorsque je précise être Algérien, la conversation prend souvent une tournure familière. Une phrase revient toujours, presque comme un rituel : « Nous sommes tous les mêmes, de toute façon. Tous des frères. »

Cette phrase, je l’ai souvent entendue chez le boucher ou l’épicier marocain du coin. Et si elle traduit une belle idée, celle d’une unité nord-africaine, elle dissimule aussi les fractures invisibles entre ces identités. Parce que derrière cette fraternité proclamée, il y a des histoires de frontières, de différences culturelles, de rivalités politiques, et parfois même de tensions mal digérées.

Mais moi, dans ces moments, je ne cherche pas à les déconstruire. J’accepte cette vision simplifiée et apaisante, non pas parce que je la crois totalement, mais parce qu’elle rend les choses plus faciles.

Être « Nord-Africain » en Europe, c’est naviguer entre ce que l’on est, ce que l’on croit être, et ce que les autres projettent sur nous. Et si, pour beaucoup, cela semble une source d’inconfort, j’ai appris à en faire un jeu.

Je ne suis ni uniquement Marocain, ni Tunisien, ni même strictement Algérien. Je suis un peu tout cela dans l’œil de l’autre, et parfois, juste pour brouiller les cartes, je deviens aussi un « Belge blanc Austro-Hongrois ». Mon identité n’a jamais été une simple étiquette à deviner. Elle est un voyage, une accumulation d’histoires, une pluralité qui ne rentre dans aucune case préconçue.

Et c’est peut-être dans cette fluidité, entre racines et devenir, que se trouve ma vraie identité.

Une identité en question

Avant de répondre à la question dans le titre, je vais inverser les rôles et me permettre de poser deux petites questions à mon tour. Avec tout ce que vous savez de moi, tout ce que j’ai partagé ici : est-ce que j’ai le droit de me sentir Africain ?

Et maintenant, avec tout ce que vous savez de vous-même : est-ce que vous êtes vraiment qui vous pensez être ? Est-ce que vous, vous avez le droit de vous sentir qui vous êtes ?

Dans ces quelques lignes, je n’ai parlé que d’une moitié de mon identité peut être même le quart. Mon histoire, ma réflexion, ont été centrées sur ma mère, mon grand-père, et ce qu’ils m’ont transmis. Mais mon identité a aussi été façonnée par mon père ou mes grands-mères, dont je ne parlerai pas ici, pour des raisons de format et de temps.

C’est un exercice périlleux que d’essayer de se définir. Quand cela semble trop facile, peut-être est-ce parce que nous n’avons pas assez cherché les réponses à nos questions. Ou alors, peut-être avez-vous la chance que cela soit évident pour vous.

Mais pour moi, l’identité reste une énigme, un processus en mouvement. J’attends d’en parler avec vous. Et peut-être, si le cœur vous en dit, de vous lire.

Je vais enfin vous répondre. Alors, est-ce que je me sens Africain ?

Oui. Autant que je me sens Européen. Car si je suis le produit de mes racines, ma vie, elle, s’enracine aujourd’hui dans cette Europe où je vis, où j’aime, et où je construis mon futur et le nôtre.

Mohamed « Houari » Mimoun

Un site de l'Asbl JOC-JOCF. Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles
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