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Juliette Rousseau:  » Tant que l’on sera dans un rapport théorique et pas d’expérience, on passera à côté des enjeux ».

– Zoé: Je viens du monde rural, de la campagne, et j’ai commencé à militer à travers la question climat. C’est un territoire au centre des enjeux concernant la justice climatique, or j’ai été assez vite frappée par la méconnaissance de ce monde rural chez les militant·es climats, est-ce que tu fais le même constat ?

-Juliette: Moi aussi je viens du monde rural. C’est un monde maintenant complètement défiguré,  il y a de plus en plus de cas de cancer dans mon village. Pour autant, ce n’est toujours pas possible de nommer tout ça, de parler d’où ça vient. La Bretagne est une des régions les plus polluées de France parce qu’une des plus agricoles. Il y a des chiffres qui sortent, mais il ne se passe rien. Les journalises qui en parlent sont menacés de mort et du côté militant, c’est très compliqué. Les espaces de militance climat sont très urbains et méconnaissent ce monde-là. La question des inégalités environnementales en France est très peu pensée. J’ai un enfant qui grandit là où j’ai grandi. Je suis tout le temps dans cette espèce de double présence, le souvenir de à quoi ressemblait ce territoire quand j’étais enfant et ce qu’il est aujourd’hui pour ma fille. Cela me questionne depuis des années. Les militant·es climats ont un rapport très théorique à la crise climatique. C’est un truc qui m’a choquée au moment de l’apparition des gilets jaunes où certain·nes leur ont adressé des critiques sur leurs positions pas très progressives concernant l’environnement. Alors que les gilets jaunes ont, eux, un rapport d’expérience à leurs luttes. J’ai l’impression que tant que l’on sera dans un rapport théorique et pas d’expérience, quelque part on passe à côté des enjeux. On continue de parler du climat, mais est-ce qu’il s’agit vraiment de ça ? Mon rapport d’expérience à la campagne est habité par le deuil, la mort, la tristesse. C’est un rapport d’expérience où effectivement la ligne rouge a été dépassée depuis longtemps. En fait, c’est difficile de parler de la crise climatique. Le monde, il est déjà parcellement détruit depuis des siècles. Il commence à être détruit en 1492, et peut être même avant avec les chasses aux sorcières, quand une partie théorise la destruction d’une autre partie et met cette destruction en application. Quand tu vois des gens dire : « Attention l’effondrement va arriver ! », ce sont des gens qui sont dans la pleine expression de leurs privilèges, de cette construction sociale qui t’a mis un espace de vide à l’endroit du cœur.

– Zoé: Lors du Climate Justice Camp de Bruxelles, tu es intervenue dans un panel sur la question : « Comment lutter et prendre soin de nos communautés ? ». Est-ce que le mot « communauté », cela veut dire encore quelque chose dans un monde où les individus sont éclatés par la société ?

-Juliette: Je n’ai pas une définition simple de la communauté, c’est une exploration en cours, un combat politique. L’enjeu actuellement est d’essayer de reconstruire, de tisser les fils, pour que le lieu où on habite soit un lieu d’action et d’existence. Pour moi, la communauté c’est une échelle de lutte dans laquelle tu es en relation directe et intime avec les personnes qui composent ton monde. J’ai l’impression que mon expérience de la communauté passe par la réappropriation de ce à quoi le capitalisme m’a poussée à me défaire : c’est une conception fortement inscrite dans le territoire et dans laquelle tu noues des relations de solidarité parce que tu partages un territoire. Je trouve ça très important politiquement, parce que ça t’emmène plus loin que les communautés d’affinités qui supportent assez mal les désaccords politiques et les lassitudes de la vie. La communauté, ça peut impliquer parfois des désaccords politiques assez forts, c’est de là où je parle, en tant que meuf rurale. À la campagne et dans un mode de vie rural, ça existe, assez fortement, comme dans les quartiers populaires, là où les gens ont besoin les uns des autres, de solidarité. Plus tu as besoin de solidarité, plus tu vas construire des formes de solidarités en dehors de tous les espaces de médiation. Mais ça passe par aussi par mettre des enfants au monde et les aimer ensemble, accompagner les vieux ensemble, célébrer des rituels ensemble, accompagner la mort et la célébrer, c’est aussi tout ça faire communauté.

L’enjeu politique de la communauté, c’est recréer des liens d’attachement autour de sujets qui sont suffisamment forts pour que, au moment du conflit, tu puisses n’avoir pas d’autres choix que de les dépasser. C’est créer des espaces où tu as suffisamment besoin des autres pour devoir composer avec les conflits. Un des espaces de lutte où j’ai pu observer ça, c’est notamment dans la lutte contre l’aéroport à Notre-Dame des Landes. La communauté c’est peut-être ça : créer des attachements suffisamment forts avec un territoire, avec une matérialité, entre humains et non humains, pour que tu puisses faire face au monde, aux conflits, d’une façon qui t’oblige à rester ensemble. Et ça passe par chercher à construire et à accroître les espaces de vie qui échappent à des formes de médiation construites par le système capitaliste, par l’État, etc.

– Zoé: Dans les collectifs politiques, la question sur comment faire face au conflit se pose assez rapidement et ils sont souvent un point de non-retour dans la dynamique. C’est abordée dans le livre Joie Militante, peux-tu revenir dessus pour nous ainsi que sur l’idée générale qui structure ton livre Lutter ensemble ?

-Juliette: Clairement, on ne sait pas faire avec le conflit. Dans Joie militante, l’auteure Carla Bergman appelle « empire », ce capitalisme imbriqué des différents rapports de dominations systémiques (classe, race, sexe, âge). Cet empire applique et induit des affects qui traversent aussi les milieux de lutte. Notamment cette position d’évitement du conflit qui va de pair avec l’idée du bien-être comme état de confort permanent, dans lequel les affects sont protégés. À l’inverse, Carla défend l’idée que cette recherche d’un état affectif, un peu lisse, est complément induite par le système capitalise et que par ailleurs ça nous rend hostiles et imperméables à la transformation sociale. Transformation qui passe nécessairement par des moments d’inconfort, parfois d’inconfort profond. Et aussi, ce qui est très important, une certaine incapacité à ne pas avoir le contrôle, à habiter l’incertitude, chose qui aujourd’hui, je crois, n’est jamais pensée, voire quasi pas pratiquée, dans les espaces de lutte. Le principe pour un-e militant-e, c’est de maîtriser sa théorie au point d’être en capacité de tout contrôler.

Avec Lutter Ensemble, je n’avais pas envie d’écrire un manuel, mais de donner à voir et à comprendre différentes manières de faire qui ont en commun une façon d’appréhender le monde basées sur la reconnaissance de l’imbrication entre capitalisme et rapports de dominations systémiques Les luttes, auxquelles je me suis intéressée, sont attachées à défaire ses dominations à l’échelle systémique, ce n’est pas des luttes qui visent à créer des espaces préservés, même si c’est important d’en avoir. Depuis la publication, j’ai l’impression que la question des rapports de domination systémique est beaucoup plus visible. Elle est très mobilisée, notamment sur les réseaux sociaux et dans une partie des productions militantes, académiques… Cela se fait, parfois, au détriment de cette imbrication avec le capitalisme, il y a une compréhension néo-libérale des luttes anti-systémiques. J’ai voulu également mettre en évidence les difficultés qu’ont des luttes à penser les liens entre individus et collectif. Je venais d’un collectif qui prenait le pas sur l’individu. Il le faisait dans une négation des expériences d’oppressions. Lutter Ensemble, c’était une envie de donner à voir que construire et défendre le collectif, lutter à l’échelle systémique, ça ne voulait pas être dans cet effacement de l’individu. Dans le second livre, Joie militante, une autre idée, à l’extrême inverse, est développée : la réduction systématique à l’échelle de l’expérience individuelle est problématique pour les luttes.

– Zoé: Tu as été coordinatrice et porte-parole de la Coalition Climat 21 au moment de la COP21 à Paris, comment vois-tu le mouvement climat en ce moment ? Avec la Cop 26 de Glasgow qui arrive, est-il toujours autant nécessaire d’investir ces « grands » moments et comment ?

-Juliette: Je suis très incertaine sur comment il faut s’y prendre aujourd’hui sur les questions climat. Sur la question de l’échelle, je crois peu aux mouvements qui cherchent à peser sur les décisions institutionnelles. Mais en même temps, on n’a pas la capacité d’attendre la constitution de la Fédération des communautés du monde. À l’époque de mon implication dans la Coalition Climat, il y avait différents enjeux. Les COP sont des moments d’invisibilisation des communautés présentes sur le front, des gens impactés par le climat. En 2015, encore moins qu’aujourd’hui, on pensait peu les liens entre climat et colonialisme, entre climat et racisme, entre climat et patriarcat. Concrètement, mon rôle et celui des gens avec qui j’étais à l’époque était d’aller chercher l’argent là où il était pour pouvoir venir donner de l’impulsion, de la force et de la visibilité à des luttes qui n’en avaient pas. Durant la COP de Paris, beaucoup d’argent est arrivé des États-Unis par le biais d’organisations comme 350.org, Avaz et de grosses fondations. Une partie de cet argent a servi à faire des trucs mainstream, mais cela a aussi servi à faire des choses que l’on n’aurait jamais pu faire autrement. Par exemple, on a pu créer un poste sur l’année de mobilisation dans les quartiers populaires sur le racisme environnemental, chose qui n’avait pas encore existé en France avant. Aux États-Unis, les mouvements grassroot ont fait un gros travail de deux ans pour obliger toutes ses grosses organisations et fondations à accepter que le premier-tiers avant des manifestations climat soit composé uniquement de communautés impactées. Ce travail, il a été fait et réfléchi. On sait que ce sont des espaces hostiles, mais on décide d’y aller pour essayer de construire quelque chose.

C’est aussi des moments de politisation pour beaucoup de personnes, il ne faut pas cracher là-dessus. C’est important d’investir ces moments pour y donner à voir autre chose. On peut investir des temps comme celui des grands sommets, sans naïveté avec une approche critique et presque d’expérimentation. L’altermondialisme, qui a été mon école politique et qui continue d’être une boussole à plein d’endroits, m’a transmis cette idée que la lutte politique c’est mettre en présence des personnes qui ont des points de départ différents. Cette culture altermondialiste de compositions, à laquelle je tiens, rentre en collision avec celle des milieux plus radicaux dans lequel je suis aujourd’hui. Ces milieux ont tendance à être plus dans une recherche de pureté des actes : «  On ne va pas aller dans ces endroits-là parce qu’on ne peut pas aller faire des choses avec de grosses ONG qui sont capitalistes« . C’est une posture assez binaire, assez peu complexe. La lutte c’est aussi du rapport de force et le rapport de force, ce n’est pas la même chose qu’une lutte de principe ou on énonce ce qui est bien et ce qui n’est pas bien.

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