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« La colonisation est centrale dans la construction même de la Belgique ». Interview avec Aliou ( Mémoire coloniale)

Bonjour, peux-tu te présenter et nous décrire ce qui t’a amené à militer sur la question coloniale ?

Je m’appelle Aliou, je suis africain de Guinée Conakry et je vis en Belgique depuis 2013. Je suis depuis peu permanent des JOC à La Louvière. J’ai un parcours militant porté sur les questions de décolonisation de l’espace public avec le collectif Mémoire coloniale et Lutte contre les Discriminations. Je me suis engagé via un ami qui m’a expliqué que ce collectif donnait des formations sur l’histoire et l’identité africaine. C’est des choses qui m’ont toujours intéressé et il y a une carence importante du système scolaire. À mon arrivée à Kinshasa, j’ai fait ma scolarité dans une école belge. Une frustration est née du fait qu’on ne parle pas de toi sur le plan historique. Le système scolaire ne participe pas à te donner une identité positive, ne te valorise pas. Et tu dois faire ce travail par toi-même. C’est aussi le cas pour beaucoup de jeunes afrodescendant-es noirs qui sont nées et ont grandi ici en Belgique. Quand on parle de toi, c’est pour relater des faits de manière très anecdotiques, souvent très bref et ensuite c’est l’esclavage et la colonisation. Ce n’est pas vraiment des éléments qui te permettent de te mettre en valeur. Pourtant, si on présente ces deux systèmes, l’esclavage et la colonisation, sur le plan de la résistance, il y a moyen de valoriser son identité et de se sentir fier d’être sorti de ces systèmes sous leurs formes les plus primaires.

Comment et pourquoi est né le collectif Mémoire coloniale ?

Le collectif est né en 2012 aux moments des Assises contre le racisme. Celles et ceux qui avaient organisé ces assises n’avaient pas tenu compte de la colonisation belge au Congo, au Rwanda et au Burundi. On doit tenir compte de la colonisation parce qu’elle est importante, elle est centrale dans la construction même de ce pays. Même après les indépendances, la Belgique a gardé des intérêts très précis au Congo et dans d’autres états africains. Les fondateurs du collectif se sont dit qu’il fallait créer une organisation qui s’occupe spécifiquement de cette question pour la porter dans l’agenda politique et médiatique. La construction politique du collectif a suivi. C’est une organisation qui a un système de fonctionnement assez horizontal avec un comité de pilotage. Il y a des aînés, des militants beaucoup plus expérimentés, puis les jeunes qui se forment.

En quoi consistent concrètement les visites coloniales et quels sont les retours que vous avez ?

On les construit sur base de l’espace public (les noms de rue, les statues…) des parcours liés à l’histoire et à l’actualité. On essaye de faire le lien entre la propagande coloniale et le racisme d’aujourd’hui. Chaque visite guidée a une sous-thématique sur la production du savoir colonial ( l’économie du chocolat, la présence des femmes…). On amène le public à voir l’espace public comme un espace politique qui n’a rien de neutre. Il faut sortir de cette idée que c’est simplement du décor comme la plupart des gens le voit.

Et pour le public, c’est très intéressant. La plupart du temps, ce sont des personnes qui n’en savent pas beaucoup, elles ont été plongées dans cette amnésie dont on parlait tout à l’heure. Tout au long de la visite, elles se rendent compte qu’elles n’étaient pas tellement amnésiques. Elles avaient vu certaines choses, mais ne les avaient pas analysées comme nous le faisons. Le propre des systèmes de domination, c’est de plonger les gens dans des approches biaisées. Le ressenti au début et à la fin de la visite sont donc fort différents. Des personnes démarrent les visites de manière très dubitative sur le contenu entendu et repartent en se disant : « J’ai appris des choses sur moi-même et j’ai appris à comprendre ma position dans la société, mes relations de pouvoir avec d’autres personnes ».

On a aussi parfois des anciens coloniaux qui viennent avec l’objectif de contester tout ce que l’on dit. Concernant les décideurs politiques qui participent à nos visites, on peut remarquer que beaucoup n’en avait d’abord rien à faire de ces questions et qui, quand on vient avec un message sur la colonisation, que l’on devient visible en tant que communauté noire se bloque face à des questions telles que : Est-ce que la commune se positionne en faveur ou non du message colonial porté par cette statue ? 

Les historien-nes aiment à rappeler qu’il ne faut pas confondre « « Histoire » et « Mémoire ». Avec le collectif, quel est le sens que vous mettez derrière le mot mémoire ?

La mémoire n’est pas, comme tu l’as dit, à confondre avec l’Histoire. Si on s’intéresse spécifiquement à l’espace public, c’est souvent et c’est surtout un espace de mémoire. Ce n’est pas tant un espace pour montrer l’Histoire, mais plus une manière dont les nations se racontent un passé : Qu’est-ce qu’on décide de garder ? Quelle présentation on fait du passé ? Comment on veut la transmettre à d’autres générations ? » Dans les débats qu’il y a eu autour des déboulonnages de statues, certain-es se sont exprimée dans la presse en mode : « Déboulonner une statue, c’est déboulonner l’histoire ». Quand la statue dit que Léopold II a été apporter la civilisation Congo, on sait que sur le plan historique ce n’est pas vrai. Aujourd’hui, il y a un large consensus là-dessus. Il s’agit donc principalement de mémoire. Des décideurs politiques se sont dit à un moment qu’on avait tout intérêt à présenter la colonisation comme étant positive et ils ont fait en sorte que l’espace public soit le témoin de ça auprès de la population. Mettre en lumière cette mémoire dans l’espace public, c’est montrer qu’il y a une représentation biaisée de l’Histoire qui fait la promotion de la propagande coloniale et donc dans la promotion de stéréotypes, du racisme, de mensonges historiques.

Il y a à la fois cette présence, cette valorisation de la colonisation dans l’espace public, mais aussi une forme d’oubli volontaire de cette période. La colonisation est très peu enseignée à l’école, par exemple. Comment expliquer ce paradoxe ?

Jusque dans les années 60, on abordait la question coloniale dans les écoles. Avec l’indépendance du Congo, on s’est enfermé petit à petit dans le déni. Effectivement, aujourd’hui on n’aborde quasiment pas la question de la colonisation, mais l’espace public lui raconte cette période. Il y a un certain nombre de monuments, de statues, de noms de rue qui racontent précisément cette histoire-là. Et puis, s’enfermer petit à petit dans le déni n’empêche pas forcément la construction de stéréotypes et de racisme. Un des problèmes avec l’eurocentrisme, c’est que même si la colonisation n’est pas abordée en tant que telle ( qu’on ne donne aucune référence en dehors de l’Europe auprès des publics jeunes ) les conséquences directes ce sont les complexes de supériorité et d’infériorité. L’absence même produit quelque chose. On continue toujours, même après trois, quatre générations, d’être des étrangers alors que d’autres sont la norme, la référence, des Belgo-Belges. Un autre problème avec le déni, c’est qu’il ne contre pas la propagande. Il y a d’un côté une présence hégémonique de la propagande coloniale et de l’autre côté une espèce d’amnésie globale sur la question. Des associations coloniales sont toujours présentes en Belgique. Elles sont dynamiques, font des conférences et sont présentes sur Internet. Elles font la promotion de leurs projets politiques et elles participent à la construction d’un certain nombre d’institutions.

Est-ce que tu penses qu’il y a une spécificité belge dans le rapport à la colonisation ?

Il y a des spécificités à la Belgique et c’est important d’en parler. La Belgique, c’est d’abord un personnage : Léopold II. C’est lui qui veut absolument une colonie et il a été aussi l’un des seuls en Afrique, à avoir une colonie personnelle : l’État indépendant du Congo. Le premier mensonge produit par la propagande coloniale c’est de ne pas voir cet État comme une dictature, une autocratie, mais comme un régime plutôt éclairée : « On est là pour aider des sauvages ». La spécificité belge, c’est donc d’abord cette dimension très personnelle qu’a eue le colonialisme à travers la figure de Léopold II. Dans le monde politique, il y a tout un ensemble de personnes qui sont des promoteurs de Léopold II, qui assument d’ailleurs qu’ils sont léopoldiens. En 1908, l’État belge annexe officiellement l’État indépendant du Congo suite aux dénonciations des exactions commises et aux pressions internationales. Il faut faire attention à comment on présente le débat sur la colonisation qui a lieu à l’époque. Par exemple, Émile Vandervelde, une figure importante du P.O.B (Parti Ouvrier Belge) n’était pas anticolonialiste, mais contre les intérêts léopoldiens. Il désirait une colonisation « socialiste ». On ne peut pas présenter Vandervelde comme un anticolonialiste, comme un résistant au même titre que Lumumba. Il y a des spécificités liées à l’histoire de chaque pays et c’est important d’en être conscient surtout quand on importe les termes d’un débat venus des États-Unis, par exemple avec Black Lives Matters. Si on veut lutter concrètement contre le racisme en Belgique, on doit partir d’ici.

Quels sont les objectifs que vous cherchez à atteindre en travaillant sur les questions de mémoires ?

L’enjeu de la mémoire participe à la construction de la confiance en soi et de la communauté. C’est important pour nous surtout en interne, dans le la lutte concrète face à ce qui nous oppresse au quotidien. On nous reproche souvent d’être communautaires, c’est une façon de nous dire de nous détester nous-mêmes. Pourtant on est dans un des pays les plus communautaire au monde : il y a des gouvernements, des parlements communautaires… L’État belge est lui-même organisé en communautés, mais elles ne voient pas telles quelles parcqu’elle représentent la norme.

Nous voulons aussi un enseignement correct de l’histoire des relations entre l’Europe et l’Afrique. On commence toujours à parler du continent africain à partir de la colonisation, mais la présence africaine, les relations entre ce territoire et le continent africain, date de bien avant la colonisation. Il faut être en capacité d’aller chercher toute cette histoire globale, de l’enseigner correctement dans les écoles. C’est quelque chose qu’on a réussi plus ou moins à faire, notamment en poussant la fédération Wallonie-Bruxelles. Il faut évidemment que ce soit accompagné de la formation des profs, de tout un ensemble d’outils. Il ne faut pas non plus que cela reste dans le cadre scolaire. Il faut s’inspirer de ce qui est dans l’espace public, il faut écouter les collectifs militants, il faut écouter d’autres types d’approches.

Et puis, il ne faut pas oublier les enjeux de réparation qui doivent accompagner cette lutte. Il faut aller plus loin que la simple conscientisation, il faut aller beaucoup plus loin que ça. Il y a eu du pillage, des morts, de l’exploitation et il y en a encore. Il faut être en capacité de stopper les systèmes de domination. L’enjeu de la restitution des œuvres d’art et d’autres, c’est de comprendre qu’il y a aussi de la réparation à faire. Tout évidemment n’est pas réparable. On ne peut pas ramener à la vie quelqu’un qui a été assassiné, mais si une œuvre d’art a été prise par exemple au Congo, en assassinant quelqu’un, il faut être en capacité de dire les choses comme elles se sont passées et en assumer toutes les conséquences politiques. Combien d’argent on a fait avec ses objets ? Combien de messages négatifs ont été transmis ?

La Belgique peut profiter de ces mouvements politiques pour se grandir, il faut trouver le moyen de s’en sortir ensemble, en tenant compte de tout le monde.

Depuis le mouvement Black Lives Matters et ses répercussions en Belgique, as-tu remarqué une évolution ?

Les débats produits par le mouvement BLM ont été d’une ampleur qu’ils se sont imposé à tout le monde, c’est devenu un sujet incontournable sur le plan politique. Les hommes et femmes politiques ont compris qu’ils ne pouvaient plus éviter le débat. Ils devaient faire avec et on a vu naître un certain nombre de commissions. Il fallait absolument montrer au public qu’on faisait quand même quelque chose. C’est une réaction qui n’ a pas été pensée. Il y a un côté très réactif. Je ne pense pas que l’encommissionnement de la question coloniale sera positif. Ces commissions vont aboutir à des mécanismes politiques et juridiques qui permettront de limiter les problèmes, on va dire : « Oui, en effet, on a une responsabilité morale dans cette affaire, mais politiquement on ne sait rien faire de plus ». Si on veut sortir avec du positif, les mouvements militants et les acteurs qui travaillent la question décoloniale doivent exercer un rapport de force continu et ne pas lâcher. Il faut toujours pousser et ne pas avoir peur de passer pour radical.

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