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Travail à la demande, un futur qui se casse la gueule.

Dans cette enquête, nous nous sommes intéressés aux conditions de travail dans les sociétés de livraison de repas, comme Deliveroo, UberEat et Take Eat Easy, qui mettent en contact des restaurateurs, des clients et des coursiers «indépendants» à travers une plateforme internet. Ces coursiers sont les travailleurs visibles d’un nouveau business model hyper flexible et technologique qui entend chambouler le monde du travail: l’économie de plateforme. Il nous a semblé intéressant d’essayer de comprendre quels étaient ici les enjeux pour les jeunes qui y travaillent.

0. Les prémisses

Début juin, Kris Peeters se rend à Paris pour une réunion de l’OCDE. Il rencontre son homologue français, la ministre du Travail Myriam El Khomri, et tweete :

On est prévenu, l’automne sera mouvementé. Les hashtags sont des signes subliminaux qui ne trompent pas : la réforme est européenne, mondiale, universelle. On n’y échappera pas. La Belgique ne va pas rater le futur qui se construit. Après quarante ans de croissance molle, de chômage de masse, d’épidémies, de dépressions et de burn-out, nous sommes sceptiques sur le futur que les réformateurs nous construisent. Nous avons plutôt tendance à penser qu’« économie » équivaut à « domination » et que la question du futur se joue plus sur la question : « Comment se libère-t-on de l’économie ? » Avant l’automne, vient l’été et la Dolce Vita. Nous voulons ralentir et regarder plus loin que le bout de notre nez, observer ce qui nous entoure de nouveau et essayer d’enquêter sur ce futur du travail, de la vie et de l’économie.

On était certain que le futur viendrait à nous rapidement. Sur notre chemin qui va du bureau à la gare, d’un coup, il est arrivé par la gauche alors que nous regardions à droite, il a failli nous renverser. C’était un type sur un vélo avec un smartphone accroché à son bras, portant une casquette noire et un t-shirt vert avec écrit Take Eat Easy. Visiblement, il transportait quelque chose de précieux dans un sac à dos hors mesure et en forme de cube. What the fuck? Quelques jours plus tard, en regardant le JT de la RTBF, on est tombé sur un reportage à propos de la croissance vertigineuse des sociétés hyper technologiques de livraison de repas à vélo. Rien que sur Bruxelles, il y avait plus de 600 coursiers de repas à vélo. Un coursier, sponsorisé par la direction, explique ô combien, son travail est génial , et que c’est dommage qu’il ne puisse pas l’être encore davantage à cause de la rigidité de la législation sur le travail en Belgique. Son patron a tout confirmé en fin de reportage ajoutant que si on le laissait faire, il pourrait créer plein d’emploi pour la jeunesse désœuvrée des quartiers dits difficiles. On tenait notre enquête pour l’été.

1. Rencontre avec les coursiers

Voici le type d’annonce que publie Deliveroo pour recruter ses livreurs : « Vous avez envie d’un revenu supplémentaire ou d’un job super flexible ? Vous disposez d’un vélo, vous êtes sportif, sympathique et vous aimez relever les défis ? On attend de vos nouvelles avec impatience. Vous choisirez vous-mêmes vos horaires et nous vous fournirons le matériel nécessaire : sac à dos isotherme, pantalon, veste, porte-téléphone, chargeur de batterie et l’application qui vous permettra de suivre toutes vos commandes. à très vite sur la route ». Nous avons cherché à rencontrer ces personnes qui cherchent un « job super flexible » pour comprendre leurs motivations. Nous avons discuté avec deux groupes de coursiers: les travailleurs de la start-up belge Take Eat Easy à Liège et ceux de Deliveroo à Bruxelles.

Ce samedi 2 juillet après-midi, les rues de l’hyper centre de Liège sont animées par les soldes d’été. Nous sommes plusieurs à nous y être retrouvés pour un Apéro Peeters. C’est un moment où l’on occupe l’espace public contre la semaine des 45 heures. L’ambiance est bonne, il y a des interventions, de la musique, des ateliers, des banderoles… Un balai de coursiers à vélo commence à défiler. On est à deux pas de la place Cathédrale qui sert de QG pour les livreurs de Take Eat Easy.

Curieux, Samuel nous rejoint avant de commencer ce qu’il appelle son « shift ». On entame la discussion. Il a 29 ans et a fini ses études en communication depuis 2 ans. En sortant des études, il ne trouve pas de boulot dans son secteur et enchaîne les intérims. Il touche aussi des allocations d’insertion qui lui assurent un minimum de revenu. Depuis début mai, il travaille chez Take Eat Easy avec comme objectif de financer la reprise de ses études. Il a connu cette start-up belge à travers le bouche-à-oreille dans la communauté vélo de Liège: « Moi c’est le vélo qui m’a convaincu, c’est ma passion. On se reconnaît entre livreurs, on se fait signe quand on se croise. C’est bien de travailler avec des gens qui partagent ta passion. Il y un sentiment de communauté. Et puis ce taf là correspond à mes projets. La flexibilité et les horaires par rapport à mes études, c’est parfait. Je peux travailler le soir et le week-end, sept jours sur sept quoi. Avant Take Eat Easy, je bossais dans une boîte plus classique, on faisait les inventaires des grandes surfaces en Belgique et au Luxembourg. Pour moi ça avait toutes les tares du travail intérim que je ne retrouve pas ici. On pouvait faire 3 heures d’inventaire à Bruxelles et puis faire 3–4 heures de route pour faire 2 heures de travail à Esch-sur-Alzette. C’était de la folie. Take Eat Easy à côté, c’est autre chose. On est quasiment autonome, on travaille dans notre ville avec des gens qu’on aime bien ».

Samuel nous a mis en contact avec Julien qui a commencé à travailler chez Take Eat Easy dès le début, durant la phase test, il nous raconte : « Ça va très vite. Après avoir complété un questionnaire en ligne, que j’ai fait en 10 minutes à peine, j’ai reçu un message me demandant de choisir une plage horaire pour venir chercher le matériel et j’ai eu une demi-heure de formation. On nous a donné le matos; le rac que tu installes sur le vélo pour accrocher le thermopack qui sert à transporter la bouffe. On m’a aussi donné un smartphone, mais j’ai dû payer une caution déduite de mes premiers salaires. Le téléphone c’est un bête Wiko qui ne sert que pour travailler, tout tourne autour du smartphone ».

Les coursiers ne peuvent se connecter à l’application que durant les moments où ils sont inscrits sur un shift, « en fait, ils nous paient grâce à notre temps de connexion ». Après avoir recueilli différents témoignages à Liège, direction Bruxelles pour rencontrer les coursiers de Deliveroo. 

Karim a 22 ans et fait des études à l’Université Saint-Louis de Bruxelles, il travaille chez Deliveroo depuis quelques semaines : « Tu as l’impression d’une grande liberté, tu n’as pas la pression du patron. Tu es ce que tu veux. Mac Do et H&M à côté c’est l’enfer. Et puis par exemple, dans le commerce, on te prend pour ta gueule, tu dois être bleu-blanc-belge si tu veux bosser. Une tête d’arabe, ça ne le fait pas trop. Deliveroo c’est moins ta gueule, ils veulent juste que tu pédales ».

Le modèle que propose ces plateformes promeut une flexibilité positive, un moyen de se faire de l’argent et un modèle compatible avec les horaires des jeunes livreurs. Mais si l’on regarde de plus près le fonctionnement, on se rend compte que les plateformes ont mis en place une série de mécanismes pour contrôler le temps et le rendement des livreurs. Que ce sentiment d’indépendance qu’ils nous ont décrit au début de leur interview a aussi ses limites.

Voici comment Yves nous décrit l’organisation de son travail de coursier chez Deliveroo :« Tu travailles à la mission, ma manager m’envoie des textos le jour avant; une mission c’est une tranche horaire dans la journée on appelle ça un shift. Tu commences ta mission en activant l’application quand tu arrives dans la zone que tu dois couvrir. La zone est censée être fixe, on te donne soi-disant les missions qui sont les plus proches de toi, mais ça arrive qu’on doive se rendre à l’autre bout de la ville ».

Karim revient sur ses conditions de travail: « C’est moi qui dois avoir le GSM et le vélo. Si quand j’arrive dans la zone, mon application foire ou que mon GSM est déchargé, tu n’es pas payé. De même si tu as un problème avec ton vélo. Là, je viens de casser la roue avant de mon vélo, je ne sais rien faire. Tous les frais sont à ma charge ».

Selon nos témoignages, les managers de Take Eat Easy à Liège exploitaient une réserve de coursiers supérieure à la demande pour maintenir une concurrence entre-eux : « On est énormément. Cela a déjà créé des tensions avec des coursiers qui demandent au patron pourquoi il embauche autant. Ils ont créé un système pour gérer nos horaires. Tous les lundis à 23 heures une nouvelle semaine s’ouvre sur l’agenda online. Sur cet agenda, tu as tous les shifts de la semaine, midi et soir, et tu dois cliquer dessus pour t’inscrire. C’est la course. Les lundis à 23h tout le monde est derrière son ordi pour cliquer. Sans exagérer, en 15 secondes c’est bouclé. Il n’y a plus de shift disponible. Maintenant, ils ont mis en place un nouveau système où les 20 meilleurs coursiers ont accès à l’agenda à 23h, puis les 20 suivants à 23h15 et le reste à 23h30. À 23h15, il ne reste déjà presque rien ».

Pour faire son classement, la plateforme évalue les livreurs sur différents critères comme les retards chez le client et la qualité des livraisons ( l’état du plat à la livraison ). Il y a aussi ce qu’ils appellent un système de strike, « si tu te désinscris d’un shift dans les 48 heures, tu as un strike, si tu ne viens pas au shift, un no-show, tu as 2 strikes, si tu insultes un restaurateur tu as 3 strikes et là tu as un rendez-vous avec le manager ».

Take Eat Easy a créé un système où les 20 meilleurs livreurs cadenassent quasi tout le programme: « le classement bouge un petit peu, tu peux surtout descendre parce que tu n’es pas récompensé par la qualité de ton travail, mais par les erreurs que tu fais, et plus tu travailles plus tu fais d’erreurs. Même en remplissant les conditions minimales, tu peux te retrouver en bas du classement, tu fais bien, mais pas assez bien ».

Au fil des interviews, on se rend compte que les livreurs ont très peu de rapports physiques avec l’entreprise elle-même et ses managers: « j’ai rencontré les managers de Liège, mais une fois que tu es lancé tu ne les vois quasi plus. Les contacts se font via un groupe Facebook où il y a toutes les infos professionnelles dont on a besoin ».

Si chez Take Eat Easy Liège, la gestion du personnel se fait sur des groupes Facebook privés, chez Deliveroo on utilise une application de chat comme Wechat. Interpellés et curieux, nous avons demandé à un livreur de nous montrer comment cela fonctionne. Deux à trois cents coursiers sont inscrits dans le chat qui est un simple mur de conversion en temps réel. Ils sont encadrés par des employés que nous avons identifiés comme des community manager. Ils animent le groupe et relaient les informations transmises par la plateforme. Ils gèrent aussi les soucis logistiques que les coursiers rencontrent durant leurs missions. À travers les outils qu’elles utilisent et le ton qu’elles donnent à leur communication, les plateformes mettent en avant une culture de la relation interpersonnelle décontractée, cool et horizontale. Le coursier interagit avec l’entreprise à travers une interface qui est la même que celle qu’ils utilisent pour donner rendez-vous à ses potes. Il n’y a pas d’email professionnel ni de bureau du contremaître. Alors que nous étions connectés à un chat, un coursier se plaint d’une livraison trop éloignée par rapport à sa position et impossible à faire en 20 min, un des community manager intervient alors directement. Le coursier est recadré abruptement et devant tout le monde. Sur Facebook, c’est bien connu, on est tous amis…

Quand nous abordons avec les coursiers la question du statut et du contrat de travail, les choses se font plus floues et compliquées. Peu savent vraiment nous répondre. Karim de Deliveroo Bruxelles a un statut d’étudiant, il a bien signé un papier à l’agence intérim, mais il n’a pas de copie en sa possession et n’en connaît pas le contenu. Samuel passe, lui, par SmartBe, il nous explique : « Je dois être inscrit sur la Smart, ce sont des contrats de prestations. C’est par Take Eat Easy qu’on signe le contrat avec la Smart. Moi ça ne me pose pas de problème, je n’aime pas l’administratif et ça m’arrange que Smart s’en occupe. Au début on était censé être payé à la course, mais maintenant on est payé à l’heure. Je pense que ce sont les coursiers de Bruxelles qui ont fait le forcing. Pour les non-étudiants, c’est 15,44 bruts et pour les étudiants c’est 10,6 euros un truc comme ça. Sur une journée on peut faire 3,4, 6 ou 7 heures ».

Nous essayons de faire le point pour comprendre quel est le statut des coursiers en Belgique. Nous savons qu’au Royaume-Uni, les coursiers sont considérés comme des indépendants et qu’en France, c’est le statut d’autoentrepreneur qui est utilisé par les plateformes. En Belgique, les plateformes ont dû s’adapter à une législation du travail pas encore assez flexible pour elles. De nos entretiens, il ressort que les coursiers sont soit engagés à travers des contrats étudiants soit par la coopérative Smart qui a élaboré une stratégie bien à elle pour salarier les précaires?

Afin de poursuivre notre enquête et d’éclaircir la question du contrat de travail, nous décidons de prendre contact avec un syndicaliste et avec Smart.

2. Un contrat de travail ? C’est quoi ça…

Nous sommes maintenant le 11 juillet, qui est pour nous une journée chargée. Nous avons deux rendez-vous importants. Le matin, nous nous rendons au siège central de la CSC à Schaerbeek, nous avons rendez-vous avec Pierre Ledecq, responsable pour le syndicat de la coordination de l’action intérim au niveau national. Il a beaucoup travaillé sur les nouvelles formes de précarité des statuts au niveau du marché du travail, ceux liés à la digitalisation de l’économie et notamment avec la problématique des faux indépendants, tous ceux qui sont entre le salariat, le travail occasionnel et le chômage. Une fois sur le site, on aperçoit Pierre Ledecq qui est venu nous attendre à l’entrée. Dans son bureau, nous commençons la conversation. En voici les moments forts.

Vous connaissez bien le secteur de l’intérim. Vous pensez qu’il y a un lien à faire avec l’économie de plateforme ?

Le secteur intérimaire a toujours été le laboratoire du marché du travail pour essayer de trouver plus de flexibilité dans les statuts de la part du patronat. Ce type de travailleurs n’est pas inséré dans l’entreprise comme avant. Le syndicalisme s’est retrouvé un peu dépourvu face à ces travailleurs. Il n’a pas face à lui une unité de temps et d’endroit pour les organiser de manière classique. Ces travailleurs ne sont jamais insérés dans une entreprise, ils y passent, n’y restent pas, ou travaillent en dehors de l’entreprise: télétravail, coworking, etc.

Vous avez des données, des chiffres, un état des lieux de ces nouveaux boulots liés à l’économie de plateforme ?

Non, on a un point de vue statistique très faible. Ils ne sont pas inscrits dans les banques de données. Par contre si on se projette sur d’autres pays où l’économie de plateforme est plus avancée comme aux États-Unis, on constate que le taux de croissance des emplois dans ce secteur dépasse le taux de croissance du secteur informatique. Par exemple, Take Eat Easy revendique 300 coursiers et Deliveroo aussi. Mais c’est quoi qui est pris en compte: quelqu’un qui a fait une prestation une fois ou quelqu’un de très régulier ? Il est important évidemment de savoir l’état des lieux pour pouvoir réguler ce marché du travail et le taxer en conséquence.

Taxer ? Mais vous savez les travailleurs que l’on a rencontrés ne comprennent pas. Certains ne savent même pas ce que c’est un contrat de travail…

Ces travailleurs ont les avantages des indépendants, ils ne paient pas beaucoup de taxes, mais le désavantage de ne pas être salarié, ils n’ont pas les avantages liés à la sécurité sociale. Comment faire comprendre que sur le court terme, c’est intéressant, mais que sur du long terme, c’est beaucoup moins intéressant. L’économie des plateformes, ça me fait penser à du travail au noir organisé à grande échelle. C’est l’équivalent des petites annonces du Vlan avec l’effet de levier des plateformes internet qui, évidemment, ont un pouvoir d’action démultiplié. Il faut trouver une manière pour mieux protéger ces gens à travers un filet de sécurité sociale.

Comment les syndicats peuvent-ils avoir prise sur ces plateformes ?

La réflexion aujourd’hui est plutôt au début qu’à la fin. Pour savoir comment lutter contre cette économie, il y a des pistes évidemment. On regarde ce qui se fait dans les autres pays. Par exemple, il y a des syndicats qui organisent ces travailleurs-là, en Suède 6 pour cent de leurs travailleurs affiliés sont des travailleurs indépendants. Organiser les gens en dehors de l’entreprise est possible. Il faut pouvoir adapter les habitudes syndicales d’aujourd’hui à des nouvelles demandes et de nouvelles formes d’organisation. C’est difficile pour les syndicats de s’adapter, mais c’est possible. Déjà organiser les travailleurs des titres-services, c’est beaucoup plus compliqué. Les femmes ne se voient pas entre-elles, il y a un défi de formation pour qu’elles s’organisent. Il faut trouver des moyens, écouter leur demande. C’est un défi. L’impression que nous avons est que les coursiers sont très loin culturellement des syndicats et qu’ils vont plutôt s’organiser eux-mêmes.Si nous ne faisons rien, il est clair que ces travailleurs des plateformes vont s’organiser syndicalement à terme. Ils finiront par s’organiser entre eux d’une manière ou d’une autre, mais ils vont vite aussi se rendre compte qu’ils auront beaucoup moins de poids que s’ils font partie d’une grande structure. Ils resteront dans une vision corporatiste. Je pense que nous avons besoin d’une vision sur l’ensemble du marché du travail. Je prêche pour l’interprofessionnelle même si je sais qu’au sein même des syndicats cela n’a pas le vent en poupe.

Mais ce n’est pas aussi la réflexion sur la flexibilisation du travail qui est en retard en Belgique…

Moi ce qui m’énerve c’est cette discussion sur le générationnel. On dirait, à entendre le patronat, que tous les jeunes refusent un contrat de travail fixe, que le salaire fixe qui tombe à la fin du mois, c’est une horreur. Tout ce discours qui dit qu’aujourd’hui les jeunes veulent de l’autonomie, cela concerne une très faible proportion de la jeunesse et, qui plus est, souvent hyperqualifiée. Ce discours est utilisé pour appuyer les demandes de flexibilisation. Cette demande d’autonomie, elle va aussi avec une demande d’avoir une famille, une maison et du temps à consacrer à tout ça. Quand tu es free-lance, tout ça est beaucoup plus aléatoire. Pour moi, tous ces discours sur la volonté d’autonomie de la jeunesse sont là pour nous faire bouffer des couleuvres. Quand j’étais permanent chez les jeunes CSC, nous avons mené des enquêtes chez les jeunes. En premier, venait effectivement le fait d’avoir un emploi où tu es bien et reconnu, et en deux la stabilité. Penser qu’en atomisant la relation de travail, cela va permettre d’avoir plus d’emplois et plus d’emplois stables est une chimère.

3. De nouveaux droits.

Une fois sortis du bureau de Pierre Ledecq, nous nous rendons dans le quartier de la gare du Midi, à la coopérative Smart. Nous avons rendez-vous avec son directeur Sandrino Gracefa afin qu’il nous explique le travail que fait Smart, en particulier avec les coursiers de Deliveroo et de Take Eat Easy. Au début du mois de juin, les deux sociétés de livraison de repas en vélo ont signé une convention avec Smart. Nous voulions aussi le rencontrer parce que nous étions intrigués par son interview qu’il a donnée au journal Le Soir du 27 mai dernier, où il parle de nouveaux droits sociaux sans donner de précision. Une fois arrivés dans son bureau, nous aurons pendant presque deux heures toute son attention et il répondra à toutes nos questions sans jamais se défausser. Voici ce que nous avons retenu de plus intéressant pour notre enquête.

Pouvez-vous dresser l’état des lieux des travailleurs autonomes en Belgique ?

Je n’ai pas les chiffres. Par contre ce que je peux dire, c’est qu’au niveau mondial, l’OIT remarque dans ses statistiques que depuis 2010 l’emploi salarié en CDI est en stagnation, voire commence à décroître — alors que depuis la Seconde Guerre mondiale, il était en constante augmentation partout dans le monde — au profit des formes atypiques de travail, l’intérim, le CDD, les travailleurs indépendants…. Sinon, il est très difficile d’avoir les chiffres. En France, le statut d’auto-entrepreneurs qui n’existe que depuis 2008, compte 1 million d’inscrits.

Comment peut-on expliquer cette augmentation dans les contrats précaires ?

Cette tendance que l’on observe est liée au fait qu’une part importante de l’organisation économique nécessite de l’emploi discontinu. Cette part se justifie entre guillemets. Quand vous êtes une agence qui fait du web design ou qui travaille dans la communication événementielle, par nature le personnel va travailler de manière discontinue. Il y a une part endémique de travail qui nécessite d’être adapté avec des règles d’accompagnement de la flexibilité et puis en même temps, sous couvert de vouloir s’adapter à l’évolution des organisations économiques, il y a une vraie machine idéologique de guerre très forte et très puissante à l’échelle mondiale qui vise à faire disparaître progressivement les acquis liés à la protection sociale et qui envisage un monde du travail où tous les travailleurs sont auto-entrepreneurs d’eux-mêmes, et où le risque social lié au travail est individualisé. De mon point de vue, c’est à ces plateformes d’assumer le risque social lié au travail. Après, je suis pragmatique, et ce n’est pas prêt d’arriver, car leur logiciel complet est basé sur le contraire de cela. On rentre dans une période qui va durer un certain temps.

Et en attendant qu’est-ce qu’on fait ?

Je dis que c’est mieux que ces travailleurs soient salariés par une coopérative de travailleurs comme Smart, qu’ils se permettent entre-eux d’avoir plus de droits, qu’ils se paient un peu mieux. Je ne dis pas que c’est l’idéal, l’idéal serait qu’ils soient directement employés par ces plateformes. Mais en attendant, la solution qu’offre Smart est meilleure que la solution du travail indépendant.

Pourquoi avez-vous décidé de prendre les travailleurs de chez Take Eat Easy et de Deliveroo chez vous ?

Ces plateformes sont allées chercher leurs travailleurs chez les étudiants et chez les artistes. On a eu de plus en plus de travailleurs de chez nous qui ont commencé à travailler comme coursiers pour ces plateformes. Nous avons commencé à regarder de plus près le phénomène et on s’est aperçu que les modalités de rémunération, d’organisation de travail étaient basées sur une logique qui consiste à considérer ces travailleurs comme des travailleurs indépendants et, en gros, corvéables à merci. J’exagère peut-être, mais s’ils passent trois heures à regarder la friterie place Flagey parce qu’il n’y a pas de course, ils sont tout de même obligés d’être là, de rester géolocalisés.

Sur quelle base avez-vous négocié avec les plateformes ?

Pour nous, les coursiers qui sont inscrits chez nous doivent être salariés, s’ils sont inscrits sur un shift pour travailler, c’est minimum trois heures et ils sont rémunérés indépendamment du nombre et de l’absence de course. C’est l’accord-cadre que l’on a défini avec ces plateformes. On a fait qu’appliquer le droit du travail : payer minimum 3 heures, indemniser l’usage du matériel personnel. C’est important, car pour la sécurité, il faut un vélo bien entretenu. Et aussi la formation obligatoire mise en place pour la sécurité. Ce qui est unique, c’est qu’ils ont accepté.

Mais finalement êtes-vous un syndicat ?

Non, Smart n’est pas un syndicat et nous n’avons pas vocation à le devenir. La question de comment on améliore les conditions de travail de ces jeunes qui utilisent des plateformes ce n’est pas une question que l’on veut résoudre seul. Nous sommes demandeurs que les syndicats s’intéressent à ces travailleurs, cela peut être même fait en lien avec nous. Il y a toute une expertise syndicale que nous n’avons pas. Nous sommes des employeurs atypiques de travailleurs atypiques et nous entendons le rester. On essaye d’assurer un cadre et de structurer le travail et l’emploi dans des secteurs comme ceux-là. À partir de là, on nous accuse souvent d’être à l’origine de la précarité. Nous pensons que nous contribuons à diminuer cette précarité notamment en ouvrant la possibilité d’acquérir des droits. Il est vrai qu’on accepte de prendre en charge ce type d’activité alors que ces personnes ne sont pas employées par ces plateformes.

Ces nouveaux droits, ce seraient quoi ?

Cette figure du travailleur qui est dans la zone grise entre le salariat et l’entrepreneuriat est une réalité importante chez Smart. Et sous certains aspects, on a l’impression que, pour eux, c’est un peu la double peine. Si vous vous installez comme travailleurs indépendants, ou vous créez votre propre entreprise, on vous donne un tas de facilités comme l’accès à des crédits, des cautions… En gros, si vous acceptez d’entrer dans une vision beaucoup plus libérale, on vous donne un tas de choses. Si vous êtes un salarié classique, vous avez droit aussi à des avantages. Quand vous êtes dans cet entre-deux, vous avez les inconvénients de tout et les avantages de rien. Si on arrive à reconnaître cette réalité, et bien peut être qu’on aurait là de nouveaux droits. On essaye chez Smart. On expérimente la possibilité pour certains de nos membres de passer en contrat de travail à durée indéterminée. On est dans la phase d’expérimentation. On en a 12 ici, mais en France on en a plus de 500. On permet à des travailleurs intermittents de se construire un droit lié au contrat de travail à durée indéterminée. C’est intéressant. C’est cela qu’on appelle les nouveaux droits. On essaye d’inventer un statut qui est une solution pour tous ceux qui sont dans un entre-deux.

La flexicurité, est-elle une solution ?

Pour ceux qui avaient la sécurité, la flexicurité est sans doute une régression. Mais pour ceux qui vivent la précarité, la flexicurité est une bonne chose. Celui qui est plus flexible doit avoir plus de sécurité. Plus vous acceptez de travailler de manière flexible et plus ça doit être compensé. Je rencontre des gens qui travaillent en intérim, pour qui la motivation est de changer régulièrement d’environnement de travail. Avoir un contrat en CDI avec une agence intérim, pouvoir se construire une sécurité sociale et une pension, je crois que c’est intéressant. Pour moi, c’est de la bonne flexicurité. Il y a des gens qui vont pouvoir acheter leur maison, se construire une stabilité même s’ils travaillent pour une multitude de donneurs d’ordre. La précarité, c’est aussi un sentiment qui agit très négativement quand vous êtes en situation d’auto-emploi. Tout ce qui permet de se projeter, de se sécuriser, d’arriver au travail sans avoir en tête de comment vous aller payer le loyer est une bonne chose. Tout ce qui contribue à permettre d’assurer de la continuité de droit lié à la personne et pas à l’emploi va dans la bonne direction

4. Take Eat East, mon cul

C’est la fin du mois de juillet, on est le 26 précisément. En allumant la radio, on apprend la faillite de Take Eat Easy et on pense tout de suite aux coursiers que nous avons rencontrés. Ce matin, ils se retrouvent sans travail, et fort probablement mal pris en ce qui concerne le futur immédiat.

Très vite, on peut lire sur les réseaux sociaux des témoignages de coursiers dégoûtés par la manière dont ils ont été baladés. Le sentiment d’injustice et d’incompréhension domine alors que les dirigeants revendiquent encore dans leur communication à la presse la formidable aventure et la poursuite de celle-ci vers d’autres horizons. « J’ai la nausée, et ce depuis mardi matin, date à laquelle j’ai appris avec stupéfaction que Take Eat Easy cessait ni plus ni moins d’exister (…) comment ne pas penser que l’on m’a pris pour un con, comme les centaines de coursiers qui, jusqu’à lundi soir, se sont efforcés de livrer dans les temps, et dans la France entière, des milliers de repas ? Quel avenir pour ceux qui avaient fait de Take Eat Easy leur unique moyen de subsistance ? » écrit Augustin Rey dans un commentaire sur Facebook. Samuel que nous avons au téléphone confirme, il s’apprêtait à prendre son shift quand il a vu sur Facebook la nouvelle. Son responsable ne l’avait même pas appelé pour lui dire. D’ailleurs impossible de le joindre, il se demande s’il va être payé pour son mois de travail. La faillite en fin de mois n’est pas tombée par hasard.

La Net économie est magique. Il n’y a aucun besoin de licencier les 4500 coursiers payés à la tâche qui pédalaient pour la start-up. Il suffit de déconnecter l’application et tout s’arrête. Pour ces jeunes travailleurs qui doivent déjà subir les difficultés liées au chômage de masse, l’expérimentation des limites de l’économie collaborative a été rapide. Pourtant, depuis sa fondation en 2013, la brillante start-up de la livraison à vélo de repas à domicile connaissait une croissance de 30 % par mois. Elle venait d’atteindre le million de livraisons. Et du jour au lendemain, ces coursiers se retrouvent sans chômage ni garantie de recevoir un salaire pour leurs courses du mois du juillet. `

Quelques jours plus tard, nous avons encore Samuel au téléphone, il est soulagé par l’annonce faite par Smart dès le lendemain de la faillite de couvrir son salaire de juillet. Même s’il ne récupérera fort probablement pas les 200 Euros de caution pour le matériel que Take Eat Easy lui avait fourni, il relève petit à petit la tête et essaye de trouver un autre job, « On est condamné à vivre ça pour le moment ». Certains livreurs se disent qu’ils vont revendre sur le net le matériel qu’ils leur reste entre les mains, histoire de récupérer un peu de sous. Smart nous confirme par e-mail : les coursiers qui avaient choisi de réaliser leurs prestations dans le cadre de l’entreprise partagée Smart (environ 400 personnes concernées) seront tous payés pour leurs courses du mois de juillet. Elle va débourser environ 300 000 euros. Tous les coursiers n’auront pas cette chance. Les coursiers indépendants et les 2500 coursiers français qui ont le statut d’auto-entrepreneur ne verront sans doute jamais la couleur de leur salaire. Take Eat Easy les a simplement invités à entamer une procédure de recouvrement d’impayés. Mais on sait bien que dans une faillite, les fournisseurs et les prestataires sont réglés en dernier. S’ils avaient été salariés, ils auraient été prioritaires. 

Il apparaît de plus en plus clairement aux yeux des coursiers que ce qui intéresse ces entreprises dans le statut d’auto-entrepreneur, c’est la flexibilité et l’absence de droit du travail. En France, des collectifs de coursiers se forment pour attaquer la plateforme devant un tribunal du travail pour percevoir leurs revenus et obtenir la requalification de leur contrat de travail. Dans le cas des coursiers, il y a plusieurs éléments comme la mise à disposition de matériel, le travail au sein d’un service organisé, la mise en place d’horaire et surtout le fait d’avoir un seul client (en réalité un employeur) qui permettent de démontrer le lien de subordination et donc de faire requalifier la collaboration en contrat de travail.

Au-delà de l’affaire de Take Eat Easy, les collectifs qui se forment sur le réseau entendent tous lutter pour une meilleure protection des travailleurs indépendants, précarisés par le manque de protection sociale lié à leur statut. Ils s’organisent, c’est un début qui risque de durer.

5. En grève !

Avec la faillite de Take Eat Easy, son concurrent Deliveroo se sent pousser des ailes. Le 5 août, la start-up anglaise réussit une levée de fond de 248 millions d’euros. Sa valorisation totale dépasse désormais le milliard de dollars et elle affiche fièrement une croissance de 400 %. Certainement pour rassurer ses nouveaux actionnaires, Deliveroo annonce un nouveau régime de calcul de la rémunération qui sera appliqué dans un premier temps à Londres: les coursiers seront désormais payés à la livraison et non plus à l’heure comme c’était le cas avant. Les livreurs londoniens font leur calcul. Ce nouveau régime de rémunération représente pour eux une baisse de salaire conséquent, inférieur au salaire minimum vivable — le London Minimun Wage.

Près des restaurants populaires où il y a beaucoup de commandes, les coursiers discutent des nouvelles conditions et commencent aussi à s’organiser sur l’application de messagerie What’s App. Le 11 août, un appel à se rassembler devant le siège de Deliveroo est lancé. Les premiers livreurs arrivent le visage caché de peur d’être reconnus par la direction. Des premières photos circulent sur les réseaux sociaux et bientôt d’autres coursiers arrivent en scooter. Ils se retrouvent vite une centaine devant le siège. Les travailleurs scandent des slogans pour de meilleurs salaires, il y a aussi des témoignages qu’ils prennent soin de traduire en portugais pour les nombreux travailleurs brésiliens présents. La tension monte, un manager se retrouve entouré par les livreurs. Celui-ci propose des entretiens individuels pour désamorcer la tension collective, mais il reçoit en contrepartie des huées. Dédaigneux, il fait demi tour et retourne à l’intérieur du siège. Une grève sauvage est lancée.

Lors d’une assemblée organisée par les grévistes, les coursiers de Deliveroo votent collectivement contre le nouveau système de rémunération et demandent un salaire équivalent au salaire minimum londonien (london minimun wage) ainsi qu’une prise en compte de leurs frais. Ils reçoivent l’appui d’un petit syndicat autonome qui annonce vouloir « organiser les inorganisés, les abandonnés et les trahis », l’IWGB ( Independent Workers of Great Britain ).

Les activistes l’IWGB relaient les revendications des livreurs et ils se proposent également d’aller négocier avec la direction afin d’éviter la victimisation des coursiers qui se mettraient en avant. La direction de Deliveroo refuse une nouvelle fois d’entendre les revendications. Pendant 7 jours, les coursiers vont mener des actions dans les rues de Londres : manifestation en scooter, rassemblements quotidiens devant le siège de Deliveroo, tour des restaurants pour leur expliquer les raisons de la grève.

En ligne, la campagne se mène avec le hashtag #slaveroo et une collecte rassemble plus de 10 000 euros pour constituer un fonds de grève. 
La start-up finit par céder en partie. Les livreurs ont désormais la possibilité de choisir le modèle de rémunération qui leur convient: par heure ou par livraison. La grève sauvage se termine à Deliveroo. Toutefois, la campagne pour de meilleures conditions de travail dans le secteur de la livraison ne fait que commencer. Pendant la grève, des livreurs du concurrent UberEats sont venus observer. Ils ont posé des questions et ont pris des contacts. Le jeudi 25 août, les livreurs d’UberEats déclenchent , à leur tour, une grève sauvage et annoncent qu’ils vont mener des actions jusqu’à ce que le salaire minimum vital soit accordé. UberEats réagit en désactivant de la plateforme Imran Siddiqui, un activiste de premier plan dans la campagne.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne pouvons vous décrire comment cette lutte va aboutir. L’IGWB continue à faire campagne et un congrès rassemblant les coursiers de Deliveroo et d’UberEats est annoncé en septembre afin de réclamer le salaire minimum.

6. Coursiers GO

Alors que les fermetures d’entreprises industrielles s’enchaînent, de plus en plus de jeunes vont désormais avoir à faire avec ce nouveau capitalisme de plateforme. Pour ces jeunes travailleurs, il n’y a pas de journée de 8h, ni de carte de pointage, ni d’usine. Ils ont très peu de contact avec une direction et encore moins de contact avec une représentation syndicale. Le lieu du travail est à la fois virtuel et hyper réel, c’est la ville elle-même augmentée par des informations transmises par le smartphone, exactement comme dans le jeu Pokemon GO. Le téléphone mobile est la chaîne de montage où est produite la valeur mais c’est aussi la cantine où la solidarité et le sens commun peuvent se crééer. Dans tout système informatique, il y a des bugs qui font dysfonctionner la machine et des failles par lesquels des virus peuvent entrer.

La jeunesse ne doit pas perdre espoir. Déjà à Londres comme dans d’autres villes, les coursiers se rejoignent à des points spécifiques de la ville durant les moments d’inactivités. Ils ont alors l’occasion de partager et d’échanger en dehors des cadres normatifs fournis par la plateforme, ils s’entraident et partagent des astuces pour contourner les contrôles. Ces points de rencontres, qui n’apparaissent encore pas sur la cartographie des syndicats traditionnels certainement parce qu’ils ne sont pas identifiés comme des lieux de production, les activistes du petit syndicat IGWB les ont dénichés. Ils ont entamé une discussion avec les coursiers, ils se sont demandés pourquoi ils étaient payés si peu alors que les sociétés pour lesquelles ils travaillent valent des milliards sur les marchés financiers. Quand la direction de Deliveroo a voulu flexibiliser encore plus leurs conditions de travail, ils étaient prêts pour partir en grève et conquérir de nouveaux droits.

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